La Bambole

 LA BAMBOLE

Deux "bamboles" encadrant un four

Chapitre 1
Assis au bord du quai, Bébert s'amuse à cracher en visant un papier qui traîne sur les cailloux du ballast. A ses côtés, balançant ses maigres jambettes nues et sales, Gust compte les coups au but, tandis que Michel (Mimi), debout, s'esclaffe chaque fois que son aîné réussit à toucher le papier. Autour d'eux, le quai est quasiment désert, si on excepte une dame et sa fille, assises sur un banc à quelque distance. ─ Vous allez me ficher le camp de là, bande de morveux ? Les trois gosses ont sursauté. Comme mus par des ressorts, ils se sont retrouvés sur leurs pieds. Michel et Gust sont à deux doigts de détaler. Bébert, lui, fort de sa mission, fait front au sous-chef de gare qui, les deux mains sur les hanches, paraît tout prêt à le dévorer ou, au mieux, lui flanquer une calotte magistrale. Sans se démonter, Bébert le toise. — Qu'est-ce que vous me foutez là ? Vous devriez être à l'école, à cette heure ! — On va plus à l'école, m'sieur. Nous, on travaille ! — Regardez-moi cet avorton. Y travaille ! T'es même pas encore sec derrière les oreilles, et tu travailles! Et à quoi tu travailles, galopin ? A un concours de glaviots ? Je ne sais pas ce qui me retient de t'emmener chez le chef, morpion ! — On fait rien de mal, m'sieur, on attend quelqu'un au train de Paris. C'est m'sieur Scobart qui nous envoie. Promis-juré! — M'ouais. C'est vrai, ce mensonge ? En tout cas, vous allez me faire le plaisir d'attendre ce quelqu'un loin de la bordure du quai, sinon... — D'accord, m'sieur. Le fonctionnaire s'éloigne, marmonnant entre ses dents que  «... c'est une honte ! Si c'étaient mes galopiaux à moi... De mon temps... » Arrivé à la hauteur des deux dames, il les prend à témoin : —  Vous vous rendez compte, ces morveux ? C'est pas haut comme trois pommes et ça vous brave déjà les adultes ! Si je ne m'étais pas retenu... La dame acquiesce, sans un mot. La jeune fille baisse les yeux avec pudibonderie, bien élevée. Bébert et ses deux acolytes se sont éloignés et se retirent derrière une charrette de quai chargée de colis et de sacs. Prenant ses deux camarades aux épaules, il les entraîne dans un rapide conciliabule : — Faut faire gaffe, les poteaux ! On a failli se faire repérer. C'est pas bon d'attirer l'attention ainsi. C'est un truc à tout faire foirer. Alors, vous deux, ouvrez l’œil et le bon. Si ce grand dépendeur d'andouilles revient vers nous, faut qu'on ait l'air d'enfant d'Marie, d'ac ? Faut pas qu'il ait des raisons de se refoutre en renaud cette grande gigue. Et puis on zieute de toute notre force pour le repérer ce foutu inspecteur. Vous entravez, les mioches ?

— Pour sûr, Bébert. Mais comment qu'on va le reconnaître, cet inspecteur ? On n'en a jamais vu, nous. Ca ressemble à quoi, un inspecteur qui travaille ? — DU travail, tête de piaf ! Pas un inspecteur qui travaille, un inspecteur DU travail !... Justement. C'est pour ça qu'on t'a emmené, Michel. Sûr que le parigot, dès qu'y sera descendu du train, y va se pointer franco à l'auberge de ton père. Pour y déposer ses valises ou son sac. C'est qu'après qu'y se pointera au turbin. On a cinq minutes, avant de prévenir le nouveau singe. Gust éclate de rire : — C'est le patron que t'appelles le nouveau singe ? — Vouais ! — Mais pourquoi « nouveau » ? — Pass’qu’y pas un an qu’il est là ! J’étais même là avant lui ! Bon ! Ça suffit, Gust ! De toute façon, pour le repérer, le zig, ça sera coton. A c't'heure, y pas bézef de trèpe qui déhotte de l'express. Tout au plus quelques personnes qu'on connaîtra de vue. Si y'a un étranger parmi eux, on l'aura vite repéré, parole ! Et puis, je te le dis, une fois qui sera chez le « dabe »  à Michel, nous deux on file prévenir le père Scobart.  Bébert est interrompu dans sa brillante démonstration par le hululement de la locomotive qui entre en gare. Bien planqué derrière le chariot qui les protège des regards, les trois galopins scrutent les passagers qui descendent, avec des yeux de chouettes effraies surprises par un lever de soleil. Aucun d'eux ne cille, de peur de manquer la fraction de seconde où leur « cible »  apparaîtra sur le marchepied d'un wagon. A un moment donné, Bébert file un grand coup de coude dans les côtes de Gust. — Le v'là ! J'en suis sûr ! Gust se mord les lèvres sur le « Aïe ! » qu'il allait laisser échapper et scrute dans la direction que lui a indiquée son copain. A quelques mètres des trois gosses, un homme plutôt petit vient d'apparaître. Vissé sur son crâne qu'on devine fort dégarni, un « boule » semble là pour le faire paraître un peu plus grand. Il est vêtu d'un manteau noir, strict, visiblement pas de toute première jeunesse. Il tient dans une main un cartable noir, assez lourd, dans l'autre, une petite valise marron, qui a déjà vu du pays. Hésitant, il cherche des yeux la sortie, puis l'ayant trouvée, il se dirige vers elle. Arrivé à hauteur du chef de gare, qui s'est installé dans sa guérite, il lui tend son ticket.  — Y a-t-il un hôtel convenable par ici, mon ami ? Le chef de gare examine le billet du quidam, constate que c'est un aller-retour, le poinçonne et lui rend. Puis, de sa poinçonneuse, il esquisse un geste en direction de la sortie : — Tout de suite à gauche en sortant de la gare, mon prince ! Vous pouvez pas vous tromper, y'en a qu'un, le « Lion d'Or ». D'ailleurs, y'a le fils du patron qu'est là-bas, avec ces deux garnements.


photo wikipedia


De sa poinçonneuse, il indique cette fois le chariot derrière lequel Bébert et Gust se sont rapidement dissimulés. Michel, moins prompt, se met à trembler comme une feuille. — Arrive ici, gamin ! Tu vas conduire ce monsieur chez ton père ! Ca vaudra mieux que de traîner dans les pieds des vrais travailleurs, mauvaise graine ! Bébert serre les poings : — Merde ! Y va nous faire repérer, cette andouille ! Michel s'avance vers le monsieur de la ville, les genoux tremblant comme gélatine. — Voilà, m'sieur, j'arrive. Avant qu'il ne s'éloigne, Bébert a le temps de lui souffler : — Rappelle-toi : dès que t'es sûr que c'est l'inspecteur, tu fonces nous le dire, d'ac ? A tout à l'heure. Bébert et Gust s'éloignent dans la direction opposée, les mains aux poches, l'air aussi innocent que deux agneaux qui viennent de brouter un carré de salades fraîchement repiquées. A l'angle du bâtiment de la gare, ils bifurquent sur leur gauche et, dès qu'ils sont hors de vue, détalent comme des lapins. — Grouillons, faut prévenir le singe ! Gust évite d'éclater de rire, pour ménager son souffle. « Le singe ! »  Y'a que Bébert pour inventer des noms pareils !

* — Mais qu'est-ce qu’il nous veut, cet inspecteur qui travaille, dis, Bébert ? — DU travail, pas QUI travaille, DU travail, t'es bouché à l'émeri, ma parole ! Je sais pas ce qui veut, ce que je sais, c'est que le patron nous a envoyés pour le repérer, et que pendant ce temps-là, on est pas obligé de bosser devant ces maudits fours ! Bébert et Gust ont ralenti l'allure. Ils savent qu'ils ont un peu de temps, puisque, comme Bébert le supposait, le «parisien»  s'est d'abord arrêté à l'hôtel. Gust, plus jeune de trois ans que Bébert, qui en a treize, suit son aîné comme son ombre. Pour le gamin, Bébert, c'est un chef. Un de ces chefs pour qui on ferait n'importe quoi, et même le reste. Et puis, c'est le fils de Clément Verdheillan, le syndicaliste. Et son père, à Gust, il dit toujours que les syndicalistes, c'est les meilleurs et qu'il faudrait toujours faire ce qu'ils disent. Alors, comme Bébert c'est le fils, ça doit bien être pareil. — Ou plutôt, je me doute de ce qu'il vient faire. Ca a un rapport avec nous, tu sais. Y parait que les enfants comme nous, qui-z-ont pas quatorze ans, y faudrait pas qu'ils travaillent. Y sont parait-il obligés d'aller à l'école jusqu'à tant qu'y-z-aient quatorze piges. Même que mon père, ça le fout en boule, qu'on soye obligé de travailler. Y-z-arrêtent pas de s'engueuler avec ma mère, rapport à ça. Mon père y dit comme ça que la loi est bien faite, qu'on devrait aller à l'école. Et ma mère

elle lui répond que les trois sous que je rapporte comme paye, ça aide bien à la maison, rapport aux ardoises qu'on a tous les mois à l'épicerie, et que c'est pas qu'avec la sienne seule, de paye, qu'on s'en sortirait. Tu parles d'un cirque, quand y s'engrènent là-dessus. Moi, je sais pas. Aller à l'école pour ramasser les taloches du Maître ou aller à l'atelier pour encaisser les « coups de coque » du chef de place, je vois pas bien la différence ! Pour moi, c'est du kif. N'empêche que si mon vieux savait que c'est moi qui l'ai guetté, l'inspecteur, je te dis pas ce que je prendrais, parole ! Tout en parlant, les deux gosses sont arrivés à la verrerie Henri Scobart. Dès qu'il les aperçoit, Henri, le patron, leur demande si l'inspecteur est arrivé. — Je crois bien que c'était lui, patron. Il avait tout à fait l'air d'un inspecteur de Paris, même qu'il est descendu à l'hôtel du Lion d'Or, patron, et que le Michel, y viendra nous dire quand y sera inscrit dans le grand livre. — C'est bien. En attendant, pour être sûr de ne pas nous faire surprendre, allez vous cacher dans les pots, à l'atelier de séchage. Et embarquez Antoine avec vous, évidemment. — Dedans les pots ? Mais on va y crever de chaud, patron, j'vous jure ! ─  Filez, vous dis-je. Je vous donnerai un sou à tous les trois, si vous n'en bougez pas avant que je ne vous y autorise !

Ils iraient pour moins que cela, les mômes ! Pensez donc ils risquent d'avoir à se cacher pour au moins le reste de la matinée, sans être obligés de travailler dans la chaleur de la « place », à manier inlassablement les moules, au rythme imposé par le chef de place. Ni trop vite, ni trop lentement. La moindre erreur est sanctionnée par un « coup de coque », c'est-à-dire un coup sec frappé par le chef de place sur leur crâne rasé, l'index replié au creux du poing. Douloureux, à force. Moins douloureux toutefois que les coups de sabots que les « bâtards » reçoivent dans les mollets. Les « bâtards », ce sont ces gosses qui viennent de l'Abri. « L'Abri », c'est le nom officiel de l'espèce d'orphelinat qui recueille les mômes abandonnés ou les orphelins. Les ouvriers entre eux l'appellent la Bâtarderie. Finalement, c'est plus juste. D'abord, y'a que des espagnols, là-dedans. Comme les deux qui sont à la place du père Quoeurnat. Bébert et Gust, ce sont leurs pères, les chefs de place. C'est donc compréhensible qu'ils soient un peu mieux traités. D'ailleurs, les espingots, ça ne comprend bien que les coups de sabots. Vous pensez! Des bâtards !

* Les trois marmots sont arrivés à l'atelier de séchage des pots. Il y règne une température d'étuve. Souplement, ils se glissent entre les grosses panses d'argiles. Une douzaine de pots sont en train de sécher, serrés les uns contre les autres. De tailles impressionnantes, entreposés là, en attente de remplacer un pot du four qui casserait ou qui serait arrivé au terme de son emploi. Ces immenses poteries servent à contenir le verre en fusion, dans le four semi-automatique où la matière première est entretenue à l'état vitreux, à une température de mille cinq cents degrés. Fabriqués lentement, par la superposition de boudins de terre réfractaire que le potier dépose en cercles concentriques, boudins qu'il solidarise soigneusement entre eux, les pots sont séchés à différentes températures, partant de la température ambiante pour arriver à une température assez élevée qui leur évitera un choc thermique au moment de la pose dans le four. Ils traversent pour cela plusieurs tunnels de séchage, où la température augmente chaque fois de quelques dizaines de degrés.



(photo site info vitrail)

Le four d'atelier contient six pots, qui ont une durée de vie d'environ un mois, à pleine température. Il arrive cependant qu'ils se cassent avant le délai normal. Douze pots y sont maintenus à une température élevée en attente d'un accident. Et comme, des mains du potier jusqu’au dernier tunnel de séchage, il s'écoule environ un mois ou un mois et demi, les pots en attente sont nombreux. Bébert, Antoine et Gust ont choisi de se dissimuler dans les pots du premier tunnel. La température y atteint déjà une bonne quarantaine de degrés. Les trois gamins rient intérieurement de la bonne blague qu'ils ont le sentiment de faire. Ca vaut bien de suer quelques heures. D'autant que pour ce qui est de suer, ici ou devant les fours, c'est pareil. Et ici, au moins, on ne fait rien. Ils vont même pouvoir dormir, rattraper un peu de ce sommeil que leur vie d'apprentis leur mesure d'ordinaire si chichement... Dans l'atelier, Verdheillan fulmine. Il a bien compris, quand le patron a fait appeler son fils et le fils de Dubois et qu'il les a remplacés par deux « gamins » enlevés à d'autres places, que quelque chose clochait. Les remplaçants ont quatorze et quinze ans. Ils sont dans la légalité, eux. Tandis que son Albert, avec ses treize ans à peine sonnés, il devrait encore aller à l'école. Les lois du travail sont strictes à ce sujet. Et il aimerait bien les voir respectées, les lois du travail. Il n'est pas syndicaliste pour rien, tout de même... Il est vrai que son boulot de syndicaliste, il a bien du mal à le faire, à la verrerie Scobart. Tout d'abord, ses collègues ne sont pas spécialement chauds pour le suivre sur ce terrain.

*

Après tout, on n'est pas si mal que ça, chez les Scobart. On y est même mieux qu'ailleurs, tout bien réfléchi. Ou qu’avant, du temps de l’ancien patron, d’après ce que lui ont dit ses camarades. Difficile, dans ces conditions de les mobiliser. Et puis, à la maison, y'a la mère ! Chaque fois qu'il lui parle de ne pas faire travailler le Bébert, elle se met à hurler. «  On voit bien que c'est pas toi qui dois acheter de quoi faire bouillir la marmite ! Et qui c'est qui payera l'ardoise à la fin de la semaine, quand vous toucherez la



10
paye, tous les deux ? Y'a pas trop de deux salaires, sans compter mes repassages ! Tu te figures peut-être que je le fabrique, l'argent ? Etc., etc. » N'empêche ! Le patron aurait pu éviter de choisir son gosse, pour l'envoyer guetter. Car Clément est sûr que c'est de cela qu'il s'agit. Choisir justement son Bébert à lui, Clément le syndicaliste ! On dirait qu'il l'a fait exprès, pour le voir enrager... Justement, Henri Scobart s'approche de Verdheillan, une lueur malicieuse dans l'œil : — Alors, Clément, pas trop dépaysé de ne pas avoir ton « gamin »  habituel ? — Ben... Non, ça va, m'sieur Henri. Mais vous l'avez envoyé faire quoi au juste, mon Bébert ? — Disons... Qu'il me rend un petit service. Il est tellement débrouillard, ton gosse. Mais ne t'inquiète pas, ça ne sera pas décompté de sa paye. — C'est pas ça... Mais tout de même, j'aime pas le savoir par les routes, ce petiot. — Mais puisque c'est moi qui l'ai envoyé, tu n'as rien à craindre, voyons. Et puis il est avec Gust. — C'est bien ça qui me rassure, tenez ! Ces deux sacripants ensemble... Vous ne voulez pas me dire où vous l'avez envoyé, alors ? — Oh que si! D'ailleurs, c'est un peu ta faute, Clément, si j'ai dû le distraire de son travail. — Ma faute ? Je ne comprends pas, m'sieur Henri... — Tu ne comprends pas ? Clément, ça va faire plus de quinze ans que tu travailles avec moi, d’abord à Blangy, puis maintenant ici, où je t’ai demandé de me suivre quand j’ai repris la Verrerie Neuve. T'ai-je jamais mal traité ? — Ben, non, m'sieur Henri, on peut pas dire... — Alors, pourrais-tu m'expliquer pourquoi tu as écrit à cet inspecteur du travail, à Paris ? — ... ! — Eh oui, tu vois, je suis au courant! C'est d'ailleurs l'inspecteur du travail qui, en m'annonçant sa venue, m'a indiqué la source de son information. Clément est blême. Il a en effet prévenu l'inspection du travail qu'Henri Scobart utilisait de la main d’œuvre trop jeune, malgré la loi. Henri Scobart poursuit, sévère mais bienveillant quand même : — Tu sais que n'importe quel autre patron t'aurait mis à la porte, avec une raison comme celle-là ? Et avec un sacré coup de pied au cul en plus, figure-toi ! Tu as de la chance que je t'apprécie comme ouvrier et comme homme. J’ai aussi apprécié que tes camarades t’aient choisi comme syndicaliste. Tu as assez de bon sens pour ne pas abuser de ta situation. Mais là !… Je sais que ta femme et toi vous ne pouvez pas vous passer du salaire que ramène Bébert. Pas plus d'ailleurs que les autres ouvriers de cette verrerie. Si ç'avait été un autre qui ait fait ça, il chercherait du travail, sans beaucoup de chance d'en trouver, crois-moi ! Aussi, c'est un peu normal que le fils rachète la faute du père. Quant à Bébert, il est à la  gare, pour guetter l'arrivée de ce maudit inspecteur. Ton môme vient d'ailleurs de rentrer, avec Auguste, pour me prévenir qu'il était arrivé. Ils sont cachés dans les pots, au tunnel de séchage. Je suis sûr que tu comprendras qu'il vaille mieux ne rien dire à ton ami l'inspecteur, tu ne crois pas ? Sans attendre de réponse, Henri Scobart s'éloigne. Sa petite démonstration l'a purgé de la colère qu'il avait d'abord ressentie à l'égard de son meilleur ouvrier. D'accord, il est syndicaliste, mais tout de même, ce n'est pas une raison ! Comme si on était malheureux chez Henri Scobart ! Se ravisant soudain, il rebrousse chemin et revient près de Clément Verdheillan, statufié. — Tu sais, Clément, je comprends mal pourquoi tu as fait ça. Après tout, ton gosse, il a treize ans, et dans quelques mois, il serait de toute façon sorti de l'école pour aller travailler, alors ? Clément avale sa salive, semble revenir de loin. — J'ai pensé aux autres, m'sieur Henri. Au Gust, qui n'a que dix ans ou à l'Antoine, qui en a neuf. A moi, à mes collègues, quand on était minots. C'est pas juste, si on peut avoir autre chose, qu'on ait pas la chance d'essayer. — Sois raisonnable, Clément. Même si vos gosses vont à l'école jusqu'à treize ans, comme la loi le dit, qu'est-ce qu'ils feront après ? C'est ici qu'ils viendront, de toute façon. C'est ainsi, c'est la vie et ni toi ni moi n'y pourront rien changer. —  Je sais pas, m'sieur Henri. Peut-être qu'un jour... — Ce jour-là, nous ne le connaîtrons ni toi, ni moi, mon pauvre Clément. Il ne faut pas croire tout ce que les hommes politiques vous racontent dans vos gazettes syndicales, tu sais. Allez, on n'en parle plus. Sans rancune... pour cette fois-ci. Clément regarde Henri Scobart s'éloigner. Tremblant de la tête aux pieds, il reprend de la pâte de verre dans l'ouvroir du four, rate son coup de paraison, jure horriblement, rabroue le gamin à ses pieds et prend le temps de se rouler une cigarette. Fumer le calmera un petit peu. *

L'inspecteur Honstatre s'est arrêté sous l'enseigne qui orne le portail de la fabrique. On y lit : « Verrerie Henri Scobart, propriétaire ». Ayant consulté un papier qu'il a sorti de sa poche, le petit homme au chapeau boule et à la lévite noire pénètre dans la cour. Il regarde autour de lui, puis se dirige vers une porte vitrée sur laquelle sont calligraphiés les mots « Bureaux, entrez sans frapper ». Une employée, à son entrée, lève la tête du cahier de comptes où elle recopiait des colonnes de chiffres. —  Monsieur ? — Je désirerais m'entretenir avec monsieur Henri Scobart. Il est au courant de ma visite. — C'est de quelle part ? — M. Honstatre, inspecteur du travail.
Il lui tend une carte de visite, qu'il prend la peine de corner, comme il se doit. L'employée prend la carte, y jette un rapide coup d’œil avant de se diriger vers une porte capitonnée. Après avoir disparu quelques instants, elle reparaît. — Monsieur Scobart vous attend, Monsieur. Si vous voulez vous donner la peine... L'inspecteur Honstatre, son chapeau à la main, passe devant la jeune fille qui lui tient la lourde porte ouverte. Le bureau est une vaste pièce, largement éclairée par deux grandes baies vitrées à impostes. Dans l'embrasure Henri Scobart regarde la cour. L'inspecteur Honstatre se racle la gorge pour attirer l'attention. Henri Scobart se retourne et, accompagnant son geste d'un large sourire, invite le visiteur à s'installer dans l'un des deux fauteuils de cuir qui font face au bureau. — Je vous en prie, Monsieur. — Merci. Henri Scobart s'assoit dans le fauteuil directorial qui fait vis-à-vis au bureau, pousse une caissette de cigares devant le petit homme — « Cigare ? » — et, devant son refus, il saisit un des havanes et l'allume, lentement, dans les règles de l'art. Puis, jetant un coup d’œil sur la carte de visite posée sur son sous-main : — Monsieur Honstatre, Jules, inspecteur du travail. Que me vaut l'honneur ?... Le petit homme en noir sort un dossier de son cartable de cuir noir et, aussi posément qu'Henri Scobart a allumé son cigare, il y cherche un document qu'il sort, le parcourt du regard et dit : — Soyons brefs, Monsieur Scobart. Comme je vous l'écrivais ce dix-huit courant, j'ai été averti par l'un de vos ouvriers que vous employiez de jeunes adolescents, contrairement aux textes en vigueur. Oseriez-vous nier les faits ? — Absolument pas, Monsieur l'inspecteur. Du moins pas à la date où cet ouvrier, que je me ferais un plaisir de confronter avec vous d'ailleurs, vous a écrit. L'inspecteur a un geste de la main qui vaut toutes les questions. — Vous n'êtes pas sans savoir que cela est très sévèrement réprimé par la loi ? Vous pourriez peut-être m'expliquer ?... — Certes ! Lorsque le citoyen Verdheillan vous a écrit, au début du mois dernier, croyant bien faire, il ignorait que je m'étais rendu compte d'une petite supercherie dont j'avais été l'inconsciente victime, pour employer de bien grands mots. Un de mes ouvriers avait insisté pour que j'embauche ses deux jeunes fils comme gamins : c'est ainsi que nous appelons les apprentis, dans notre métier. Comme je ne suis propriétaire de cette verrerie que depuis moins d’un an, je ne connais pas encore bien tous mes ouvriers. L'homme avait volontairement triché sur l'âge de ses enfants. Il faut vous dire que, pour ces pauvres gens, la vie n'est pas facile, surtout quand on a de nombreuses bouches à nourrir. Fort heureusement pour moi (et pour le respect de la loi, soit dit en passant), mon épouse se consacre beaucoup au bienêtre des femmes de mes employés, avec l'aide du père Bouillon, le curé de la paroisse. Cet excellent homme, qui avait remarqué l'absence des deux gosses en classe, jugea fort justement qu'il se devait de me mettre au courant. Il est inutile



13
de vous dire que, dès que j'ai su la chose, je me suis empressé d'y mettre bon ordre. Ces deux enfants ne sont plus dans mes ateliers, vous vous en doutez. Je n'ai voulu prendre aucune sanction vis-à-vis de leur père. Je le répète, la vie est fort difficile pour ces braves gens. Une bonne remontrance a suffi. Quant aux deux bambins, ils sont retournés à l'école dès le lendemain. — Si je comprends bien, vous n'avez pas jugé utile de m'en informer illico, ce qui m'aurait évité un long déplacement inutile ! — Tout au contraire, voyons. Dès que j'ai reçu votre missive, je vous ai fait envoyer un courrier vous expliquant la chose. Ma lettre et vous-même avez sans doute dû vous croiser. Je ne vois que cela comme explication. Dans un certain sens, ce n'est pas plus mal, une lettre n'aurait pas suffi à vous convaincre. Tandis que vous, ici présent, pourrez mieux vérifier que je n'ai fait que vous dire l'exacte vérité. — Soyez-en sûr. Je compte d'ailleurs effectuer une visite de vos ateliers dès cet après-midi, afin de vérifier vos dires. Remarquez... On peut toujours s'entendre. Il faut que vous sachiez que les amendes qui sanctionnent ce type d'infraction sont particulièrement élevées. Or je n'ignore pas que l'emploi d'adolescents en âge scolaire est monnaie courante dans vos professions. —  Pardon ? Je comprends mal ce que vous voulez dire... — Qu'à cela ne tienne ! Je vous laisse jusqu'à tout à l'heure pour réfléchir. Serviteur, Monsieur. C'est au tour d'Henri Scobart de rester muet de surprise. Cet individu est en train de lui proposer de le soudoyer ! Resté seul après la sortie du fonctionnaire, il rumine ses pensées quelques instants, puis appelle son employée. — Aline, soyez gentille, allez tout de suite m'appeler Clément Verdheillan. Qu'il arrive séance tenante. Dépêchez-vous. — Bien, Monsieur. Henri Scobart fait les cent pas derrière son bureau, tout en soliloquant : — C'est incroyable ! Voilà qui explique qu'il n'ait pas tenu compte de mon courrier. Car il l'a reçu, c'est sûr ! Il y a douze jours que je lui ai fait parvenir. Les services postaux sont lents, mais tout de même, à ce point-là, je n'y crois pas. Voilà qui expliquerait aussi pourquoi il m'a prévenu de sa visite; il espérait sans doute être reçu par moi avec une enveloppe à la main. En même temps, c'est idiot, ça me laissait le temps de réagir ! Ou alors, il espérait ainsi m'amadouer afin de mieux me piéger ensuite. Bah, nous verrons bien. Clément Verdheillan est entré, poussé par la demoiselle du bureau. Il roule sa vieille casquette entre ses doigts. — Mon pauvre Clément ! Tu as bien failli être le dindon d'une triste farce ! — Heu... Pardon, m'sieur Henri ? — Figure-toi que le vertueux fonctionnaire à qui tu t'es adressé n'est qu'une ignoble petite gouape. Il vient carrément de me laisser entendre qu'en lui donnant



14
quelque argent, il était prêt à fermer les yeux. Si j'avais été un patron un tant soit peu traditionnel, tu te retrouvais sans travail, et sans que ta malheureuse initiative serve quiconque, hormis cet individu. Tu places ta confiance en de bien curieuses mains, mon pauvre ami ! — Vous voulez dire que, si vous aviez payé, il ne prenait pas de sanction, et que les gosses auraient continué à travailler malgré tout ? Vous voulez dire... Vous croyez qu'il fait ça partout ? — J'en ai bien peur, mon pauvre ami. Je te signale aussi qu'il n'était pas obligé de me dire qui lui avait écrit. En le faisant, il te condamnait à être jeté à la porte, presque à coup sûr. Je te répète que tu as bien de la chance d'avoir affaire à moi ! Maintenant, je pense que tu n'hésiteras pas à m'aider, pour empêcher de nuire un tel sordide individu. Et aussi pour me remercier un petit peu de ma mansuétude envers toi, en quelque sorte. Voici ce que nous allons faire: tout d'abord, tu vas t'arranger avec Dubois pour sortir un pot, dès deux heures, ensuite... Scobart, prenant son ouvrier par les épaules, commence à lui expliquer son plan de bataille. Au fur et à mesure qu'il lui parle, on sent le poids du monde s'abattre sur les épaules du malheureux syndicaliste, trop honnête, et trop pétri de sa naïveté sans malice. Quelques instants plus tard, Clément Verdheillan se dirige vers le tunnel de séchage et en extirpe les trois garnements, rouges et suants. Il leur ordonne de filer jusque chez eux sans tarder, et d'y rester tout l'après-midi. Au passage, il file une calotte à son fils, en marmonnant : — Toi ! Je ne sais pas ce qui me retient... Il se retient cependant, et, regardant les gamins se sauver à toutes jambes, il enfonce ses deux poings serrés dans les poches de son tablier.  — Bon Dieu d'bois! Putain de monde pourri ! Ca n'avancera-t-y donc jamais ?

*

Clément Verdeilhan, Jacques Quoeurnat et Joseph Wagner ont approché le diable qui sert à la manutention des pots. C’est une robuste construction de poutrelles de bois et de fer aux roues d’acier massif. Ils ne seront pas trop de trois pour le manœuvrer. D’ailleurs, Clément appelle les gamins à la rescousse. Sortir un pot n’est pas une mince affaire. Quoeurnat tient devant lui la bambole, sorte d’écran métallique qui, tout à l’heure, le protégera de la fournaise. La température du pot est de 1500 degrés. Clément Verdeilhan a, lui, enfilé une longue redingote de cuir et d’amiante, ainsi qu’une cape taillée dans le même matériau. Son rôle sera, tout à l’heure, particulièrement pénible. Il devra, assis sur le diable, faire contrepoids. Muni d’une barre métallique qu’il enfournera dans l’ouvreau, il aura pour tâche de maintenir le pot en équilibre sur le diable. Pour l’instant, les hommes attendent. Henri Scobart, qui jette de temps en temps un coup d’œil par une des fenêtres de l’atelier qui donne dans la cour, se rapproche du groupe.



15
— Tout est prêt ? — Tout est prêt, patron. Vous avez de la chance. Le pot 3 a atteint les trois mois, et il nous aurait fallu le changer bientôt. — Tant mieux. Ca m’aurait  chiffonné de gaspiller de la bonne marchandise uniquement pour impressionner cet inspecteur. Mais bah, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ! — Vous parlez d’un œuf ! Pas loin de 800 kilos, et 1 500°... On peut dire qu’il est rudement bien cuit. Y faudrait des mouillettes en acier pour le déguster, celui-là ! — Donc, vous avez bien compris ? Dès qu’il arrive, on commence la manœuvre. Je veux qu’il ait l’impression de se retrouver en enfer. — Pour ça, n’ayez crainte. Celui qu’a vu ça une fois n’est pas près de l’oublier, millediou ! Y va pas en revenir, le parigot ! Henri Scobart est reparti guetter à la fenêtre. Les hommes, de leur côté, attendent son signal. L’aventure les amuse plutôt. Même si la manœuvre est pénible et même dangereuse, ils savent qu’après, une bonne tournée de bière les attend. D’ailleurs, la journée sera pratiquement terminée. Cet intermède les sort un peu de leur routine et n’est pas faite pour leur déplaire. Seul Clément fait une mine plus que morose. Non seulement, il a trahi son patron, mais en plus pour rien, sa tentative n’ayant abouti qu’à l’humilier. Il ressent un énorme sentiment de culpabilité, renforcé du fait qu’Henri Scobart ne semble pas lui en vouloir. Si ça avait été quelqu’un d’autre... Clément en frémi. En tout cas, c’est bien la dernière fois qu’il fait quelque chose comme ça, juré ! Quand on pense que ce freluquet d’inspecteur est pourri au point d’essayer d’obtenir un pot-de-vin ! Y’a pas de moralité, dans ce monde, parole de syndicaliste !... — Attention, le voilà ! Commencez la manœuvre !  L’équipe d’hommes et de gamins commence à peser sur l’engin, qui porte bien son nom de diable, pour soulever le pot. Petit à petit, l’ensemble se dégage, laissant apparaître, derrière le pot, le four béant. Une lueur jaune orangé illumine l’atelier. Les autres équipes se sont arrêtées pour venir prêter main-forte à l’équipe de Verdeilhan. La chaleur devient telle que l’on voit l’air vibrer. Une haleine mortelle s’échappe de la fournaise. Clément, à cheval sur le diable, a enfoncé la barre d’acier dans la gueule du monstre, pour le maintenir en équilibre. Un homme lui prête la main, tout en se réfugiant derrière son robuste dos. Petit à petit, le pot se dégage du four, laissant apparaître une gueule de plus en plus béante, vomissant sa lueur telle une lave impalpable. La chaleur devient très vite presque insoutenable. C’est dans cette atmosphère que l’inspecteur fait son entrée dans l’atelier. Surpris, effrayé, il s’arrête sur le seuil. Scobart l’interpelle : — Approchez, inspecteur, n’ayez pas peur. C’est surtout impressionnant. Ah, vous pourrez dire que vous avez de la chance! Ce n’est pas donné à tout le monde d’assister à pareil spectacle. Vous en aurez des choses à raconter à vos collègues, dans vos bureaux parisiens, pas vrai ?



16
Honstatre, abasourdi par le ronflement silencieux de la fournaise, fait quelques pas. Avec peu de mots, l’équipe de forçats du verre a extirpé le monstre de sa niche. Lentement et avec un grand luxe de précautions, ils le conduisent vers un coin de la cour, où il va finir d’agoniser. En se refroidissant, les parois de terre réfractaire vont s’effriter, s’écrouler sur elle-même. La gueule béante de l’ouvreau restera incandescente pendant de longues heures, passant d’une couleur orange clair à du rouge, de plus en plus foncé. Ce n’est que le lendemain qu’on pourra s’en approcher. Pendant que les ouvriers extirpent le vieux pot et l’évacuent, pour aller en chercher un neuf et l’installer à la place laissée vacante dans le four, Henri Scobart explique point par point la manœuvre et les raisons de cette manutention. Il entraîne Honstatre à travers l’atelier, suivant l’équipe de Verdeilhan dans ses déplacements. Ceux-ci amènent les hommes à passer tout à côté des pots dans lesquels s'étaient réfugiés les gamins, le matin même. Sidéré et muet d’étonnement et de frayeur, l’inspecteur ne s’est pas douté un seul instant que les mineurs illégaux qu’il recherche se sont trouvés aussi proche de lui pendant quelques instants, il y a quelques heures.

*

Pour le moment, la bande à Bébert profite de ces « vacances »  inespérées pour pêcher la grenouille dans une mare loin à l’extérieur du bourg. Ils utilisent d’ailleurs pour cela un foulard de Clément Verdeilhan, rouge sang, qu’il ne met que pour se rendre aux réunions syndicales. Ce n’est décidément pas le jour pour ce pauvre Clément ! Les trois garnements ont lacéré son foulard symbolique et utilisent les lambeaux comme appâts pour les pauvres batraciens.

*

A l’atelier, la visite de Honstatre se poursuit. Henri Scobart trimballe le pauvre homme dans tous les endroits de l’atelier, sous prétexte de lui expliquer en détail le fonctionnement d’une verrerie. C’est avec insistance qu’il lui présente les gamins, leur faisant dire leur âge (qui bien sûr est au-dessus de treize ans), démontrant ainsi qu’il est en pleine légalité. Henri Scobart s’amuse énormément. Lui aussi est plutôt ravi de cet intermède qui le sort de sa routine. Une fois la visite édifiante terminée, Henri Scobart ramène le petit fonctionnaire dans son bureau. Le pauvre homme est livide, sa chemise est trempée de sueur, ses habits couverts de poussière de silice. Scobart l’a forcé à assister au rechargement du pot en matière première et c’est à pleins poumons que Honstatre a respiré les poussières de silicates, des carbonates et autres produits pulvérulents qui entrent dans la composition de la pâte à verre. — Alors, vous voyez bien qu’il n’y a pas de gosses ici, sauf en âge légal



17
bien sûr !  — Je dois reconnaître qu’en effet je n’en ai pas vu. Néanmoins, je ne suis pas dupe. Je sais pertinemment que vous en employez. Je reconnais aussi que j’ai fait une grossière erreur en vous prévenant de ma visite. Il est vrai que la loi m’y oblige, quand il s’agit d’une première fois. Dorénavant, croyez bien que ma visite sera inopinée, et que vous ne vous en tirerez pas à aussi bon compte ! Le fonctionnaire gagne la porte et l’ouvre. Avant de la franchir, il se retourne vers le Maître verrier et, soulevant son chapeau, lui dit : — Serviteur, Monsieur Scobart. A une prochaine fois, soyez-en sûr. — Serviteur, Monsieur. Ah ! Au fait : l'ouvrier qui vous a écrit est celui qui chevauchait le diable. Mon meilleur élément. Nous nous sommes mis d'accord : dorénavant, il viendra me parler des problèmes avant de vous écrire. Vous voyez, tout s'arrange. Honstatre va répondre, se ravise, mordille sa moustache et, se retournant, quitte les lieux sans demander son reste. Une fois le fonctionnaire parti, Henri Scobart se laisse tomber dans son fauteuil et soupire, un petit sourire éclairant ses lèvres. — Diable ! Dure journée ! Me voilà obligé de rajouter le nom de ce paltoquet sur la liste de mes ennemis ! En plus, ça m’a coûté quelques bons kilos de pâte à verre. Quant à ce pauvre Clément, je me demande comment il va digérer tout ça.  Bah ! Je suppose qu’il m’en voudra un peu de l’avoir découvert. Mais en même temps, ça lui servira de leçon. La prochaine fois, il y réfléchira à deux fois avant de se laisser aller à commettre une délation. N’empêche ! Dure journée...

*

Ce soir-là Clément, Verdheillan rentre chez lui un peu pompette. La discussion avec le patron l'a agacé. Même s'il sait qu'Henry Scobart a raison, lui, Clément, n'aime pas avoir tort. Il s'est un peu attardé au café du « Mal assis », là où il a tous ses amis, joueurs de cartes ou non, surtout des collègues de travail de la verrerie Scobart ou encore quelques ouvriers, syndiqués comme lui, mais travaillant dans d'autres entreprises. C'est également le lieu de rendez-vous de quelques pêcheurs. Le « Mal assis »  est un petit estaminet sur les quais du port, vieillot, enfumé. Les boiseries sont sans doute plus patinées par la nicotine que par la cire. C'est une jeune fille qui officie derrière le comptoir. Trop maquillée, on devine que, moyennant quelques sous, elle est prête à troquer son tablier pour une tenue plus sommaire. Le patron, Maxime Aristide, quant à lui, est assis à une table de coin. Plus exactement à « sa »  table. Pour ne pas dire son établi, car c'est là qu'il fabrique, à longueur de journée, les maquettes de bateaux que l'on peut voir un peu partout dans la salle, posés sur des étagères accrochées aux murs. Ou alors, il lit, accoudé à cette fameuse table. Anarchiste avant l'heure, il adore converser avec ses clients, ouvriers ou pêcheurs, et refaire le monde. Un monde où il n'y
aura plus de patron. On les aura tous « mis à sécher aux réverbères », suivant son expression. Syndicaliste plus modéré, Verdheillan n'est pas toujours d'accord avec la vision de Maxime. Aujourd'hui, cependant, Clément Verdheillan n'a pas le cœur à la discussion. Il rumine sa déconvenue, son humiliation et sa colère devant un verre de bière, qui n'est pas le premier. Au bout d'un moment, il se lève et se dirige vers la porte du bistrot, gratifiant les quelques consommateurs d'un « Salut, la compagnie »  moins éclatant qu'il ne l'est d'ordinaire. C'est un brin chancelant qu'il rentre au foyer. Clément habite une de ces petites maisons ouvrières nouvellement construites spécialement par l'entreprise Scobart, fort proprettes, minuscules mais habitables. En tout cas, plus que celles qui existaient avant l’arrivée du nouveau patron, du temps du précédent propriétaire. Sans atteindre la perfection des Familistères de Godin, elles n'ont pas cependant le côté tanière des corons du Nord et des pays miniers. Clément n'a pas le temps de pousser la porte. Celle-ci s'est ouverte toute grande lorsqu'il a posé le pied sur la première marche du seuil. Dans l'encadrement apparaît une femme imposante. A peu près du même âge que Clément, avec de nombreux fils blancs dans sa chevelure, pour l'heure retenue sous un fichu serré autour de la tête. Visiblement, Julie Verdheillan attendait son mari, le guettant avec impatience. — Non mais t'a vu comment que tu es ? Puis à quelle heure que t'arrives hein ! C'est-y bien comme exemple pour les enfants, ça ! — Ecoute Julie, on a assez d'ennuis comme ça. Fiche-moi la paix ce soir, s'il te plaît. En disant ces mots, il a repoussé son épouse à l'intérieur, peu désireux de commencer une scène de ménage sur le trottoir. — Non, non et non, Clément, il est temps que l'abcès crève, y'en a marre des promesses d'augmentation, y'en a marre du travail pénible. Et voilà qu'en plus tu cours les bouges, maintenant. Et que tu rentres pochetronné, ma Doué. C'est un monde, ça ! Déjà qu'on tire le diable par la queue dès le huit du mois, et toi tu vas dépenser ta paye chez les gueuzes. — Tout de suite les grands mots ! D'accord, j'ai un petit coup dans le nez, je m'excuse, mais c'est bien la première fois ! La journée a été rude, ma femme. Complique pas la vie du pauvre monde, il a déjà assez de mal comme ça au boulot ! — Parlons-en, de ton boulot du diable ! C'est sans doute pour éteindre le feu de tes fours que tu as été chez les pompiers du vieux port ? — La paix, femme ! On n'a eu que des emmerdes, ce jour. Je fais pas de mal à me jeter un godet ou deux derrière le tablier, tout de même ? Surtout que j'y suis moins fourré au bistrot que toi dans ton église ! — Verdheillan, ne blasphème pas, en plus ! Et quand je pense que c'est toi le syndicaliste ! C'est à toi de secouer les gars des verreries et qu'on en finisse. J'arrive même plus a payer l'économat, on est coincés partout, c'est pas avec un



19
malheureux bout de lard qu'on fait vivre une famille. Mais comment qu'y font, les autres ?  Pendant cet échange violent, les enfants sont restés figés à table, en attendant de manger la soupe qui mijote sur le coin d'une vieille cuisinière fatiguée. La dispute se terminera momentanément devant la fameuse soupe, une assiette d'eau chaude dans laquelle traîne un morceau de lard, cuit et recuit. Tout en avalant le breuvage clairet, Verdheillan a entreprit de raconter sa journée, sa colère montant et descendant au fil de son récit. Bébert honteux et inquiet, a plongé le nez dans le brouet. A l'épisode de l'inspecteur du travail, des rôles joué par le père et le fils, Julie explose. — Tu te rends compte de ce que t'as fait ? T'aurais pu être jeté à la porte, comme un malpropre ! Voilà bien les hommes ! Y vont à la bataille sans s'occuper de savoir ce qu'on va devenir, nous aut' les femmes et les loupiots ! Tu veux-t-y donc que ce soye moi qui t'y retrouve, devant l'église à tendre la main, quand je m’en vas voir le père Bouillon ? Et puis c'est pas de toi, ça, mon pauvre homme d'écrire des lettres de dénonciation. Mais qu'est-ce qui t'a pris, ma parole ? Tu vires ramolli du cerveau, pas possible ! Ca doit être la chaleur des fours ! Penaud devant la diatribe, Clément balbutie que ça le rend malade de voir son gosse, au mépris des lois, aller s'échiner devant un four plutôt que d'apprendre à lire. — Mais tu veux en faire quoi, du mioche, un docteur ? Tu rêves, mon pauv' Clément ! Il a raison, m'sieur Scobart, quand y dit que tôt ou tard, notre Albert se retrouvera à la verrerie. D'ailleurs, le père Bouillon me le dit toujours, y faut qu'on se résigne. Le bon Dieu, y sait ce qu'Y fait, si on est là, c'est qu'Il l'a décidé comme ça, c'est notre lot. — Il commence à m'échauffer les oreilles autant bien que mes fours, ton maudit curé ! On voit qu'y fait pas une chaleur d'enfer dans son confessionnal, que l'eau de ses bénitiers elle bouillerait, à ton oiseau de malheur d'un Dieu qu'a ben dû nous oublier, nous autres, si des fois il existe. Sous l'orage, Julie s'est signée. Elle rétorque, aussi violemment que son homme. — Arrête tes blasphèmes, Verdheillan ! Tu vas te retrouver dans un enfer bien plus pire que celui des fours ! Et puis je t'interdis de parler comme ça devant les mômes. Tu veux qu'ils virent sans Dieu, comme tes maudits fils de rouges de copains ? — Et quand cela serait, à quoi donc qui nous sert, ton bon Dieu, tandis qu'on crève dans ce monde pourri qu'Il a soi-disant fabriqué, alors que d'autres y s'y gobergent en buvant du champagne qui a pas l'odeur de notre sueur, pourtant c'est de là qu'y vient ! — Mais puisque vous allez tout changer, avec vos grèves, qu'on va encore y sucer des clous, pendant que vous serez à gueuler sans rien foutre d'autre ! Puisque c'est tout de suite, que vous le voulez, votre paradis, sans attendre, vous direz merci à qui ? A ce Marx, que tu lis et relis sans arrêt depuis qu’on est arrivé au Tréport ?



20
A tes chefs parisiens, qui viennent vous rebattre les oreilles une fois tous les six mois, dans votre maudit caboulot du vieux port, qu'un jour les pandores y viendront vous y prendre, pour vous jeter en prison, et que vous l'aurez pas volé, et que nous on n'aura que nos yeux pour pleurer, si qu'on est pas morts de faim d'ici là ? — Mais arrête, Bondieu d'bois, que je sais pas ce qui me retient, alors que c'est pour vous qu'on fait tout ça, tu l'vois-t-y donc pas ? D'ailleurs, pas plus tard que tout à l'heure, c'est toi qui me poussais à tout foutre en l'air ! Faudrait savoir... — Ce que je vois, c'est que le gamin, avec les trois sous qu'y me rapporte, il aide un peu à essuyer l'ardoise du boulanger et de l'épicier, à la fin de la quinzaine ! C'est pas ton Marx qui doit subir ses critiques, à cet homme, quand on va y mendier le bout de gras que tu t'empiffres en ce moment ! Excédé, Clément se lève brusquement, jette le torchon qui lui sert de serviette et marche vers la porte. Il sort, en claquant le ventail de bois. Il a décidé de retourner au « Mal assis ». Julie Verdheillan, debout et silencieuse, fixe la porte. On la sent tendue, comme une corde de piano prête à claquer, puis, lentement, la malheureuse se laisse glisser sur une chaise, se prend la tête dans les mains et sanglote silencieusement. Bébert se lève et vient se blottir contre sa mère. Deux grosses larmes lui coulent sur les joues.

*

Verdheillan erre sur les quais depuis un bon moment. Il est déjà passé deux fois devant la vitrine du bistrot. Il y passe une troisième, s'arrête, hésite, fait un pas pour pousser la porte, hésite encore, puis, dessoûlé par le froid et le brouillard, hausse les épaules et s'en retourne chez lui. Quand il arrive à la maison, tout est éteint et silencieux. Il se déshabille dans le noir. Dans le grand lit, Julie ne dort pas. Elle est secouée de sanglots étranglés. Clément se glisse à son côté, puis se serre timidement contre elle, penaud. Petit à petit, les sanglots de Julie se taisent, pour être bientôt remplacés par des soupirs d'un autre genre.

*

Le lendemain, à peine arrivé à la verrerie, Verdheillan est demandé chez le patron. Quand il rentre dans le bureau directorial, Henri Scobart est en train de lire un article de journal. A l'entrée de son ouvrier, Henri lui tend le quotidien parisien. — Mon bon Clément, je sens venir les problèmes. Je sais qu'à toi, je peux en parler. Nous avons toujours dialogué tous les deux, et il n'y a pas de raison de changer cela. Il n'y a pas que dans l'industrie du verre que ça bouge : dans le Nord on annonce de nouvelles grèves de mineurs, mais chez nous au moins, reconnais-le,



21
Clément, il y a des efforts de faits. Mon cousin Amédée m'a fait part de la création de nouveaux pavillons pour ses ouvriers. Cela m'a donné l'idée d'en faire autant. Tu pourras le signaler à tes collègues, seulement voilà, je ne pourrai pas faire cela pour tout le monde. Pour le moment j'en prévois une dizaine, je vais faire étudier un devis par mes entrepreneurs pour une autre tranche de travaux. Je propose aussi la création d’un fond de solidarité pour les ouvriers. Il servirait en cas de maladies, d’incapacité, bref, à tout moment où un de mes employés aurait besoin d’argent pour survivre. Ça pourrait remplacer les cotisations que vous payez à vos syndicats. Et ce serait plus humain de financer des moments difficiles que de financer des agitations stériles, comme c’est le cas avec votre fichue CGT ! Tu ne crois pas ? —  Merci pour ces nouvelles m'sieur Henri mais je sais pas bien si c'est ça que les gars y veulent vraiment, eux y préfèrent p'têt des sous en plus, enfin, je leur en cause dès aujourd'hui. — Je fais ce que je peux, mon pauvre Clément, mais ce n'est pas facile, crois-moi. Les charbonniers nous demandent sans arrêt des prix de plus en plus élevés pour leurs produits. Ils savent bien que, sans eux, nous ne pourrions rien faire. Quant aux clients, ils refusent le plus souvent d'accepter les prix que nous faisons. Sous prétexte qu'ils nous commandent de plus en plus de flacons, ils voudraient que nous baissions encore nos tarifs. C'en devient effrayant. Il y a trop de verreries dans cette vallée. Et certains acceptent d'appliquer des tarifs ridicules. J'ai rendezvous avec le responsable de la bénédictine de Fécamp qui doit nous signer un gros bon de commande pour fabriquer ses bouteilles, mais ce n'est pas encore fait. Tu devrais savoir que chez ceux-là, tes collègues sont nettement moins bien traités que chez moi. Vous devriez en tenir compte, que diable! Si l'épicerie et la boulangerie ne m'appartenaient pas, vous ne pourriez pas payer tous les quinze jours, comme je le tolère. En es-tu conscient ? Tu sais bien que je suis un brave homme, l'histoire d'hier te le prouve, si besoin en était, et vous devriez vous estimer heureux de travailler avec des patrons comme Amédée ou moi. Je suis sûr que tu ne l'oublieras pas, quand tu iras parler à tes camarades. Tiens, déjà ça : crois-tu qu'ailleurs, on tolérerait qu'il y ait des syndicalistes dans les ateliers ? Nous sommes une exception mon cousin et moi. Est-ce que tu le sais ? ─  Ben, oui, m'sieur Scobart, mais tout d'même... Clément hésite. Henry Scobart sourit, contourne son bureau et vient lui mettre la main sur l'épaule. ─ Allez, mon bon Clément. Tu es intelligent. Je suis sûr que tu verras où est ton intérêt. Votre intérêt à tous, d'ailleurs. Il pousse son chef d'équipe vers la sortie. ─ Va leur parler. Ne suivez pas ce mauvais exemple des mineurs. Ce n'est pas pareil, ici, ce n'est pas l'enfer des puits. Vous avez des jolies maisons, pour lesquelles vous ne payez aucun loyer. Grâce à nos épiceries et nos magasins, vous



22
ne manquez pas du nécessaire. Après tout, vous n'êtes pas si malheureux, reconnais-le. Clément baisse la tête. Il se rend compte qu'à cause de l'histoire de l'inspecteur du travail, son patron vient de prendre un ascendant énorme sur lui. Il n'a pas fini de s'en mordre les doigts. Il murmure, à l'adresse de Scobart : — Vous allez m'en reparler longtemps, hein, de l'histoire de ce salaud de fonctionnaire, m'sieur Scobart... — Je t'ai dit que c'était oublié, sacré Clément. D'ailleurs, j'ai parlé du problème à l'abbé Bouillon. Il se propose de créer une classe de lecture et d'écriture pour les gamins, après la messe du dimanche. Ceux des enfants qui désireront savoir mieux lire et mieux écrire pourront y aller s'ils le veulent. Tu ne trouves pas que c'est une bonne idée ? Verdheillan se mord les lèvres sous la moustache. — Oh, vous savez, pour refermer les moules en cadence, les gamins ont peut être pas besoin de savoir lire. Et puis si ce n'est que la bible qu'y ont comme manuel... Henry Scobart éclate de rire, et pousse son ouvrier dehors. — Sacré mécréant de Clément, va !

*

Si, d'ordinaire, les ateliers fonctionnent normalement, ce matin là une ambiance un peu spéciale règne. Un des ouvriers a apporté une gazette à l'atelier, où il est relaté le début du conflit grave qui a éclaté sur le carreau des mines du Nord. Une des principales revendications des mineurs concerne des augmentations de salaires qui permettraient d'éviter le travail des enfants, afin de respecter la loi, sans perte de pouvoir d'achat pour les ouvriers. Une controverse entre deux verriers, portant sur ce sujet, va mettre le feu aux poudres et provoquer une nouvelle discussion. Ils ne sont pas d'accord, l'un prétendant que les enfants ne doivent pas travailler (Il n'a qu'un fils, qui pêche avec un ami marin, patron pêcheur, alors que l'autre a ses deux fils employés par la verrerie). — T'iras le dire à ma femme, que les lardons, y doivent aller à l'école! C'est pas toi qui dois l'affronter, quand elle s'en revient de l'épicerie ! — Ca, tout le monde y sait que t'as toujours tremblé devant la Noiraude, même qu'on dit que c'est elle qui pisse debout... — J’m’ en vas y rétamer la gueule, a cette face de raie ! T'oserais-t-y dire que j'sommes un lâche ? Viens-t-en me le dire entre quatre-z-yeux, figure d'empeigne ! — Fâche-toi pas ! N'empêche qu'ils ont raison, les autres Ch'timis. Y z'ont beau être mineurs et être toujours au fond, y voyent plus loin que le bout de leur nez, pour sûr ! — Ca c'est ben vrai, ça !

— T'as raison, l'asperge. Faut réagir comme les Ch'tis. On se fout en grève, y'a pas quatre solutions, ni deux. Y'a que celle-là ! Malgré la discussion qu'il a eu le matin même avec ses collègues, Verdheillan n'a pas pu calmer la grogne des verriers et malgré l'annonce des nouvelles  constructions de pavillons et du fond de solidarité, la majorité des ouvriers vote une grève pour le jour même, dès midi. Prévenu, Henri se rend illico dans ses ateliers, où les ouvriers déposent leurs outils pour l'écouter. On sent qu'ils ne sont d'ailleurs pas décidés à les reprendre si un accord n'est pas conclu. Monté sur une brouette qui sert à charrier les matériaux, Henri les harangue, tentant de leur faire entendre raison. Il ne pensait pas que cette histoire de gamins pouvait l'entraîner aussi loin. Il est vrai que la coïncidence de la grève nordiste n'est pas là pour arranger les choses. — Mes amis, soyez sûr que je comprends vos demandes. La vie est dure pour tout le monde, il faut que vous le sachiez. Votre travail est pénible, je le sais. J'ai fait votre boulot, dans ma jeunesse, pour apprendre le métier. J'ai sué comme vous devant la gueule béante des ouvreaux. Mon père et mon grand'père étaient ouvriers verriers, comme vous. Aujourd'hui, je me bats pour pouvoir continuer à faire tourner cette usine et pour que vous puissiez continuer à exercer votre métier, que vous aimez, je le sais ! — On aimerait aussi rouler calèche, comme vous ! Nous, on est à pied, et la fatigue est lourde à porter, quand l'estomac est vide ! Henri Scobart jette un coup d'œil à celui qui vient de parler. Il reconnaît Jules Dubois, forte gueule, plus intransigeant que Verdheillan. — Mon pauvre Jules, tu l'as regardée, ma carriole ? Elle me vient de mon père, et elle est toute prête à s'écrouler sous le premier cahot un peu violent. Quant à la bourrique qui nous sert de cheval, c'est pitié de ne pas la mettre au pâturage pour une retraite bien méritée. Et est-ce que tu trouverais normal que j'aille chercher des clients, à pied, à plus de cinquante kilomètres ? On t'obligerait à faire ça que tu gueulerais encore plus fort que d'habitude ! Certains des ouvriers laissent percer un petit rire. Le voisin de Dubois lui envoie même une bourrade amicale dans les côtes. C'est vrai que Jules Dubois est bien en peine de s'exprimer autrement qu'en hurlant. C'est d'ailleurs un des principaux sujets de rigolade dans l'atelier. Ses camarades l'appellent « Dubois, dont on fait les porte-voix ».  Henri sent que l'atmosphère se détend. Il s'efforce de ne pas perdre le petit avantage qu'il vient de prendre. — Je sais que vous trouvez parfois injuste que nous tirions un profit (moins important d'ailleurs que certains veulent bien se l'imaginer) de cette verrerie. Mais toi, le Jacques, tu as bien une chèvre, n'est-ce pas ? L'ouvrier interpellé fait un signe affirmatif de la tête. — Or, tu trouves tout à fait normal de recueillir son lait pour tes besoins



24
personnels. Moi, je recueille le lait de cette verrerie. N'est-ce pas normal, puisque c'est la mienne ? — Oui, mais nous, c'est notre sueur que nous recueillons le plus. On veut être payé pour ! On fait dix heures par jour, parfois plus, pour en vivre ! — Oui, oui, il a raison ! — Mon père s'est battu, pour que les entreprises Scobart deviennent ce qu'elles sont. Il est parti de rien, et tout seul, pour y arriver. Je me bats pour que ça continue, avec mon cousin Amédée. Et ce n'est pas facile, je vous assure. Croyezle si vous voulez, mais je fais souvent beaucoup plus que vos dix heures de travail. Vous avez souvent vu la lampe de mon bureau briller fort tard dans la nuit. Et il m'arrive de ne pas dormir en réfléchissant à tous les problèmes qui m'assaillent. Croyez que je le fais tout ça autant pour vous que pour moi. Un mouvement se fait dans le groupe d'ouvriers qui écoute Henri Scobart. On sent que les paroles du patron en touchent certains. D'autres semblent bien décidés à poursuivre leurs mouvements de revendication. Henri perçoit des bribes de phrases : — On ne peut pas dire que le patron soit un profiteur, tout de même. Moins que l’ancien, en tous cas !  — Mais vivre décemment, tu y as droit, comme nous tous ! — Et pourquoi nos enfants n'iraient pas à l'école pour apprendre à devenir patron, eux aussi ! — T'es dingue, c'est pas possible. — Où t'irais prendre l'argent ? — C'est bien ce que je vous dis, faut plus de fric ! Faut augmenter les salaires ! — Voila  qu'y veut que tout le monde y soye patron ! Il est fêlé ou il est mal cuit. ! Henri sent qu'il a gagné, que le plus gros de l'orage est passé. Il sent aussi qu'il doit faire des concessions. — Mes amis, je vous promets d'étudier la question. Laissez-moi jusqu'à demain pour réfléchir, et je viendrai vous faire une proposition. En attendant, je vous demande de reprendre le travail, Duval et Berthier attendent la commande de flacons sur laquelle vous travaillez pour le moment. Rendez-vous demain matin ici même, je vous proposerai une solution. Les ouvriers se concertent encore quelques instants, puis, un par un, ils reprennent leurs outils et leurs places devant les gueules des fours. Henri note que Verdheillan a été un des premiers à reprendre sa place, non sans lui avoir jeté un coup d'œil ambigu et poussé un gros soupir de lassitude. Henri sort de la verrerie. Les ouvriers se parlent, tout en exécutant leurs gestes familiers, gestes d'une rondeur et d'une beauté presque chorégraphique, surprenante dans cette ambiance d'atelier des enfers. Les conversations sont partagées en deux tendances bien distinctes. Les uns se montrent reconnaissants du paternalisme d'Henri Scobart,



25
qu'ils assimilent à de la pure générosité, les autres crient misère, sans craindre d'exagérer.

*

Arrivé chez lui Henri téléphone aussitôt à Amédée pour lui annoncer les événements du matin. — Bien pratique cette invention. Plus besoin de faire atteler le cheval et de faire la route du Tréport à Vieux-Rouen. Quel gain de temps. — Allô ? Ah, C'est vous Amédée... Ici Henri. — Oui, bonsoir Henri. Tout va bien ? J'ai appris que tu avais eu la visite d'un inspecteur du travail ? — Effectivement, oui, j'ai eu la visite d'un de ces messieurs. — Et alors ? — Bah ! vous me connaissez. Heureusement, je suis assez droit et diplomate pour accueillir un tel personnage. — Cette nouvelle engeance nous manquait ! On s'en était bien passés, jusqu'ici. C'est encore le résultat du travail de sape de ces satanés syndicalistes. Et comment cela s'est-il déroulé ? — Vous savez, je me doutais qu'il viendrait sous peu, je sentais l'orage, mais, ma foi, il n'était guère méchant. Un peu pourri, tout au plus. — Il t'a proposé de le soudoyer, je me trompe ? — Exactement. Mais je l'ai démasqué et roulé dans la farine. Il est reparti furieux. La prochaine fois, j'ai l'impression qu'il ne me fera pas de cadeau. — Mais comment est-il arrivé chez toi? D'habitude, ils ne se déplacent que sur dénonciation. — Justement, c'est l'un de mes ouvriers qui lui avait écrit pour dénoncer le fait que j'emploie des enfants de moins de treize ans. — J'espère que tu l'as foutu à la porte, et avec un bon coup de pied au bas du dos, ce rouge ? — Non. D'abord, c'est un brave homme, qui ne mesurait sûrement pas toute la portée de son geste, ensuite, c'est un de mes meilleurs ouvriers. Tu dois te souvenir de lui, je te l’ai débauché quand j’ai quitté Blangy. Et puis, grâce à cet incident, j'ai acquis en quelque sorte une arme contre lui. Vous savez que c'est un de mes syndicalistes ? — Tu es trop bon ou trop bête, Henry. Tu ne devrais pas tolérer cette engeance dans tes ateliers ! — Peut-être, en attendant, c'est lui qui me sert d'intermédiaire avec les autres ouvriers. Figurez-vous qu'ils me menacent d'une grève. J'ai l'impression que je devrais passer par une augmentation. — Je viens d'avoir le même problème. J'ai été obligé d'accorder cinq sous par jours



26
de supplément. Ces grèves du Nord nous font un tort considérable. Et il ne faut pas compter sur le gouvernement pour nous aider à mater ces agités. Il a bien trop à faire avec sa fichue politique coloniale ! Remarque, je dois reconnaître que ce travail des enfants est quand même bien pénible. Mais le charbon de bois coûte de plus en plus cher. C'est un cercle vicieux. Que comptes-tu faire ? — Vous savez bien comme moi que nous ne pouvons pas grand-chose à cette situation. Comment refuser le travail aux gamins, comment les payer plus ? D'ailleurs les parents eux même sont conscients de la situation. A moins de se trouver encore plus d’orphelins. Après tout, la Batarderie est assez grande… Et chez vous, comment ça se passe ? — Oh, chez moi, pour le moment c'est assez calme. Je viens de faire construire cinq nouvelles maisons ouvrières, et cette semaine trois pots ont rendu l'âme presque en même temps. Alors, j'espère que ma trésorerie ne sera pas trop basse en fin de mois, j'ai encore de nouveaux travaux à mettre en route et je prends du retard dans les livraisons de flacons. — Je suis confronté au même problème. Et cette menace de grève me turlupine, même si je crois que j'ai un peu rattrapé le coup en faisant des promesses. — Que comptes-tu faire précisément ? — Je pense que je vais faire comme vous, accorder une augmentation de quelques sous. J’ai aussi eu l’idée d’un fond de solidarité. Il faudra que l’on en parle. En tous cas, ce n'est pas le moment de paralyser l'atelier. J'ai Dubois et Berthier sur le dos à peu près chaque trois jours. Et  j'avoue que la visite de cet inspecteur m'a quelque peu remué. Il s'appelle Honstate ou Honstatre, plutôt. — M'ouais ! Connais pas ce Honstatre. Bah ! Tu ne le reverras sans doute pas de sitôt. Ils sont à peine une dizaine pour tout le territoire, que veux-tu qu'ils fassent de concret ? — Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai l'impression que tout ça va mal tourner si on ne fait pas quelque chose. Déjà, ce problème des tarifs des forestiers devrait pouvoir se régler rapidement. — C'est certain. J'ai Marcel Dupuis à dîner ce soir. Viens nous rejoindre, on parlera de tout cela. — Pas de problème. Je serai chez vous le plus tôt qu'il me sera possible. Je suis impatient de rencontrer Marcel. Après tout, c'est le principal fournisseur de bois de toute la vallée. On devrait arriver à s'entendre. — Pourquoi crois-tu que j'ai pris la peine de l'inviter ? Mon cher Henri, je pense que cette réunion de ce soir va nous permettre de faire avancer les choses. Pour changer de sujet je compte organiser un repas un dimanche à midi, le mois prochain à Vieux-Rouen. Je te ferai parvenir un bristol pour te confirmer la date, mais je compte bien sur ta présence et celle de ton épouse. J'inviterai aussi René et Andrée, ainsi que son ami médecin, Maurice Maillard, je crois ? Il me semble qu'ils se voient souvent. N'y aurait-il pas une idylle qui se noue, entre eux ? Bref,



27
s'ils veulent venir, ils seront les bienvenus. Je compte d'ailleurs inviter pas mal de monde, je t'en reparlerai. Tiens-moi au courant en tout cas, ça bouge en ce moment. Embrasse bien Claire pour moi. A tout à l'heure, cousin. Henri raccroche le cornet du téléphone. Il médite ainsi quelques instants. Comment déjà ? Ah oui ! Maillard. Décidément, les pères et les cocus sont toujours les derniers au courant ! Dans la grande maison on entend un air de violon. C'est René, le fils d'Henri, qui s'entraîne dans sa chambre. L'air est toujours le même et finit par agacer son père, qui hurle dans les escaliers. — René ! tu ferais mieux de faire ton travail plutôt que de t'acharner sur ton violon ! — Mais c'est un travail  d'apprendre le violon, père. — Foutaises ! Le métier d'artiste n'a jamais nourri son homme, tu ferais mieux de venir avec moi à la verrerie. Là au moins, le travail est sérieux. Vexé, René referme la porte de sa chambre en bougonnant. Il reprend son instrument et enchaîne ses arpèges de plus belle, au point qu'Henri en devient de plus en plus violent, osant même un : « Fous-moi la paix !»  au moment ou sa femme Claire s'approche de lui. Henri disparaît dans son bureau dont il claque la porte. C'est son havre de paix, dans la maison. Claire s'éclipse dans le salon où Andrée, sa fille, est confortablement installée à sa table de broderie. — Que se passe-t-il, Mère ? Pourquoi tant de bruit ? — C'est ton père qui ne comprend pas que René soit plus passionné par le violon que par les études ou la verrerie. Ton père ne jure que par le verre, ce que je comprends, mais il pourrait bien être un peu plus tolérant pour la musique qu'apprend ton frère, tu ne crois pas ? Andrée hausse les épaules. Elle a senti de la résignation dans le ton sur lequel Claire a proféré sa dernière phrase. Quant à Henri, réfugié dans son bureau, il reprend rageusement différents papiers concernant la verrerie. C'est vrai qu'il vit presque exclusivement pour son travail. — Quelle famille ! Il faut que je fasse tout tout seul, ici ! René qui se prend pour un virtuose, et Andrée qui se laisse compter fleurette par un médecin. Et il faut que je l'apprenne par mon cousin, en plus. Ce n'est pas ma femme qui m'aurait tenu au courant, bien sûr. Quelle famille ! Il plonge le nez dans ses dossiers, en préparant quelques-uns pour la réunion du soir. Puis, quand sa serviette est pleine à craquer, il sonne la bonne. Quand celleci entre, il lui jette, un peu rageusement : — Dites à Madame que je ne dînerai pas avec elle ce soir. J'ai rendez-vous chez mon cousin Amédée. Il est probable que si cela se termine tard, je couche au Vieux-Rouen. Apportez-moi ma redingote et dites à Antoine d'atteler la calèche, je pars dans quelques minutes. Allez, secouez-vous, ça devrait déjà être fait ! La bonne sort en courant presque, non sans qu'Henri ne l'entende murmurer, au



28
moment où elle referme la porte : — Pas de bon poil, le patron, aujourd'hui ! Il a un geste d'impatience, fait mine de la rappeler, se ravise et esquisse un petit sourire. — Calme-toi, Henri. Pense à ta tension! Ce n'est pas le moment de tomber malade.



29
Chapitre 2 La menace

Maxime est assis à sa table de travail. Son « bureau », comme tout le monde l'appelle. Il est en train de coudre la voile d'une maquette de thonier pratiquement terminée. Au comptoir, Chantal fait son « mastic ». Elle a les yeux battus. On devine que sa nuit a été agitée. Dame ! C'est qu'elle a trouvé un bon moyen d'arrondir ses fins de mois. Un moyen vieux comme le monde, d'ailleurs... La porte s'ouvre devant Clément Verdheillan. Après un salut à la cantonade, il vient s'attabler en face de Maxime, qui achève de gréer son thonier. — Salut, Maxime. Le bonsoir avec toi. — Salut, Clément. A voir ta gueule, l'est pas pour toi, le bonsoir ! — Justement, j'ai besoin d'en parler avec toi. Tu as cinq minutes ? — Comme tu vois, je n'occupe que mes mains. Ma langue et mes oreilles sont à ta disposition. Oh ! Chantal, amène-nous donc un pichet de cidre et deux gobelets. Nos langues vont en avoir besoin, je le sens. — Voilà ce qui m'amène : il est fortement question de grève, à l'atelier. Qu'est ce que tu en penses ? — Vous me faites rigoler, avec vos grèves. Si chez vous il est question de grève, chez vos singes, il est question de bien autre chose, et vous n'en sortirez pas vainqueur, crois-moi. — Qu'est-ce que tu veux dire ? — Figure-toi que vos patrons ont bien l'intention de vous prendre de vitesse. C'est pas vous qui refuserez d'entrer dans vos ateliers, c'est eux qui vous en interdiront l’accès. D'ailleurs, pour le moment, ça les arrangerait plutôt, vos capitalistes. — Comment tu sais ça, toi ? — Hé, hé ! J’ai ma source de renseignements, qu'est-ce que tu crois ? Chantal s'est approchée de la table pour y déposer le pichet de cidre. Maxime lui croche le poignet et la force à s'asseoir sur ses genoux. — Tu vois cette belle pouliche? Et bien figure-toi que mademoiselle fait des heures supplémentaires. Des heures de nuit, pour être exact. Et quand je dis « pouliche », je choisis mes mots. Dis-lui donc qui te sert de jockey, ma belle. — Oh ! M'sieur Maxime, vous exagérez toujours. Tout ça parce que je m'amuse un petit peu de temps en temps. Y'a pas offense, tout de même, à part pour le curé ! — Ben voyons. Figure-toi, mon bon Clément, que la ci-devant diablesse se fait reluire par le majordome de cette canaille de Delcourt. Et comme il n'est plus de première jeunesse, le majordome, et qu'il ne peut pas passer toute la nuit à s'agiter sur sa gueuse sans reprendre un peu souffle, des fois y cause. Et y cause de ce qu'il entend chez ses patrons, vu qu'il n'a pas une cervelle suffisamment vaste pour y remuer de grandes pensées philosophiques, cet empaillé là ! Raconte donc au



30
camarade Clément ce que tu as appris et que tu m'as rapporté, Vénus de port de pêche ! N'aie pas peur, c'est un ami, il ne le répétera pas. — Ho, moi, je vous le vends pour ce qu'on me l'a donné, hein ! J'en sais guère plus. Mais y paraîtrait que, comme les commandes ont plutôt ralenti ces temps-ci, et qu'y a pas trop de boulot dans vos verreries, ç'a arrangerait assez les patrons de fermer les ateliers pendant quelques temps. — Qu'est-ce que tu racontes ? Tu veux dire que les Maîtres Verriers fermeraient les ateliers pour nous empêcher de faire grève ? Mais ça ne tient pas debout ? Maxime éclate d'un rire froid, cynique. — Oh que si, ça tient debout. Même qu'on appelle ça le « Lock-out ». C'est un mot anglais. Et comme toutes les inventions de ces damnés Godons, c'est diabolique. Ecoute-moi bien. Vous voulez faire grève ? D'accord. Ca signifie que vos organisations syndicales vont s'entendre, qu'elles vont appeler à la solidarité ouvrière, que sais-je encore. Dans ces conditions, vous êtes les attaquants, et la balle est dans le camp des patrons, qui n'ont pas le beau rôle, d'accord ? Verdheillan acquiesce d'un mouvement de tête. Maxime continue. — Or, ces messieurs de la Haute, ils ont une sorte de fierté qui ne leur permet pas de laisser passer ce début de pouvoir entre vos mains. Ils vont donc prendre l'initiative. Et comme ils ont les reins plus résistants que les vôtres, ils pourront tenir aussi longtemps que vous ne tirerez pas la langue. Et quand vous en serez à revenir mendier votre travail, ils exigeront de vous que vous brisiez vous-mêmes vos syndicats. C'est tout bénéfice pour eux, les fours ne chauffent pas inutilement, puisqu'il y a peu de commandes, ils trouveront bien quelques « jaunes »  pour vous remplacer et pour effectuer le travail minimum, ils les feront venir de Belgique, si nécessaire. Qui plus est, cela leur permettra de vider les magasins de leur surproduction. Pour eux, c'est tout bénéfice. Certains d'entre vous craqueront avant les autres, vos femmes vous insulteront, poussées par leurs curés, bref, c'est la queue entre les jambes que vous retournerez prendre vos cannes et soufflerez dans leurs maudits flacons. — C'est pas possible ! Et puis, ils n'accepteront jamais de perdre de l'argent comme ça ! — Que tu es naïf, mon pauvre Clément. Ils en perdraient de toute façon, avec votre grève. Et d'abord, y-z’en perdront pas tant que ça, je te dis qu'il n'y a presque pas de commande pour le moment. Ensuite, du gras, ils en ont plus que vous, et ils peuvent se permettre d'en perdre un peu puisqu’il s’agit d’une sorte d’investissement sur l’avenir. Tu t’imagines ? Se débarasser des syndicats ? Le rêve pour un patron ! Et rappelle-toi que « lorsque les gros commencent à maigrir, les maigres sont déjà morts ! »  — J'y crois pas ! Jamais les Scobart n'accepteront ce plan maudit. C'est pas des mauvaises gens, pas comme ce Delcourt. Lui, il est pas humain. Il paye moins que



31
tout le monde, il traite les mioches de la Bâtarderie de façon inhumaine, et j'en passe. Mais Amédée ou Henri, j'y crois pas. — Mais t'as donc pas compris, tête de piaf ! Vous parlez sans arrêt de la « Lutte des classes ».T'as donc pas pigé que ce n'est pas une lutte, mais bien une guerre ? Et que dans une guerre, tout est permis ? Et que dans une guerre, il y a deux armées, qui s'entre-déchirent. Dans les deux camps, y des gens « humains », comme tu dis. Mais les deux camps sont opposés, et aucun soldat d'un camp ne peut penser qu'en face de lui, il y a des « humains ». Sinon, c'est lui qui est mort. — Je peux pas croire qu'y feraient ça ! Et puis, on peut tenir longtemps... — Ah, tu crois ça ! Mais dis-moi un peu : c'est bien à l'économat de la verrerie que ta femme fait ses emplettes pour vous faire manger, non ? — Exact. — Elle s'y sert bien à crédit, je me trompe ? — Ben, oui, le moyen de faire autrement... — Comme les femmes de tous tes camarades, pas vrai ? — Evidemment, on n'a pas le choix. — Et a qui elles appartiennent, ces épiceries ? Aux patrons, évidemment (qui, soit dit en passant, font en plus un bénéfice sur ce qu’ils vous vendent). Patrons qui tolèrent que vous fassiez des ardoises jusqu'à la paye suivante, n'est-ce pas ? Paye qu'au fond vous leur rendez, en quelque sorte... — Où tu veux en venir ? — A ceci : si le lock-out s'installe, vous n'aurez pas de paye, et si vous n'avez pas de paye, croyez-vous que les gérants de tes humains vont continuer à agrandir votre ardoise ? Dans quinze jours, vous crevez de faim, dans trois semaines vous pleurez misère, dans un mois vous bossez, et pire qu'avant. Atterré, Clément Verdheillan reste muet. Chantal se lève et fait mine de retourner au comptoir. Clément avance la main pour l'arrêter et lui demander confirmation de ce qu'il a peine à croire, lorsque la porte de l'estaminet s'ouvre violemment et que deux hommes entrent vivement. Apercevant Clément Verdheillan, ils se dirigent vers lui. — Salut, Clément. Tu connais la nouvelle ? Encore abasourdi par ce qu'il vient d'apprendre, Clément ne répond que par un regard interrogatif aux deux hommes. Ceux-ci attrapent deux chaises et s'assoient à la table de Maxime et Clément. — Y'a eu un vilain suif à la verrerie de Delcourt, cet après-midi. Guillaume Scobart, tu sais bien, le secrétaire du syndicat... — Le neveu d'Henri ? Oui, et alors ? — Enervé par un des gamins de sa place, il lui a collé une mandale. Ca n'a pas raté, ce fumier de singe l'a fait appeler au bureau et, sous prétexte de brutalité exercée envers un enfant, il l'a foutu dehors !



32
— Ça lui va bien de jouer les protecteurs des mômes, lui qui traite ses bâtards pire que des nègres ! — Tu penses bien que ce n'était qu'un prétexte pour le virer. Delcourt ne pouvait pas supporter l'idée d'avoir un chef syndicaliste dans son atelier. Le neveu d'un patron, en plus. Y'a qu'en haute Normandie qu'on verra ça, un de la famille des « gros » dans le clan des petits ! Et secrétaire de la CGT, par-dessus le marché ! C'est le troisième qu'il vire ainsi. Du coup, tous les copains ont décrété la grève pour demain matin. Qu'est-ce qu'on fait, nous ? — Je sais pas trop... Attendons demain, pour en discuter avec tous les camarades. Maxime se lève pour aller chercher un autre pichet de cidre. Avant de s'éloigner vers le comptoir, il regarde Clément, et, dans un sourire, lui glisse : — A mon avis, vous-z-aurez pas besoin d'en discuter longtemps. Pense à ce que je t'ai dit !

*

— Leurs exigences deviennent de plus en plus précises et inadmissibles ! Les miens ont décidé de ne plus travailler au-delà de certaines heures dans des moules de contenance déterminée. Les plus petits moules, évidemment ! C'est incroyable ! Le choix des moules nous incombe, à nous, patrons, qui avons seuls la connaissance des commandes et la responsabilité de leur exécution. Ils veulent faire la loi chez nous, par exemple ! Amédée Scobart s'est levé. Il arpente le fumoir à grand pas, en ponctuant ses paroles de grands gestes, tantôt de la main qui tient son cigare, tantôt de celle qui réchauffe un grand verre de fine, au risque de renverser le précieux liquide. — Calmez-vous, Amédée, je ne vous ai jamais vu dans un tel état d'énervement ! Au fait, cette histoire de moule a commencé chez moi. Les souffleurs ne m'en ont plus reparlé depuis un certain temps, d'ailleurs. Henri est étonné des réactions de son cousin, d'ordinaire si maître de lui. Marcel Dupuis, de son côté, n'a pas réagi et sourit dans sa moustache, en faisant tourner la liqueur au fond de son verre. Amédée, loin de se calmer, poursuit de plus belle. — Il y a de quoi s'énerver, nom d'une pipe ! On leur donne tout ce dont ils ont besoin, et ils réclament ! La loi nous étrangle de plus en plus, et ils réclament ! Bientôt, nous ne serons plus maîtres chez nous ! C'est incroyable. Ils ont la prétention de nous dicter leur loi, à nous, qui faisons tout pour qu'ils ne crèvent pas dans leur ignorance et leur bêtise. — Mais ce matin encore, vous me disiez que chez vous c'était calme. Que s'est-il passé ? — Il s'est passé que, depuis notre coup de téléphone, les journaux de ces maudits syndicats sont arrivés, et que leurs articles ont allumé les passions des plus rouges d'entre eux. Pensez donc : dans le Nord, les mineurs ont paralysé toute l'économie.



33
Si ça continue, les trains ne pourront plus rouler, faute de charbon. Et on vient nous embêter avec des histoires de gamins qui doivent aller à l'école. Pour quoi faire, je vous le demande ! Pour souffler dans une canne ou ouvrir et fermer un moule, il n'est pas besoin de savoir lire, tout de même ! — Non, mais pour comprendre ce que publient leurs gazettes, c'est important ! Marcel Dupuis a laissé tomber sa phrase pendant un court silence des deux maîtres verriers. Henri s'est retourné vers lui, l'œil interrogatif, Amédée est resté immobile, arrêté dans sa diatribe, le verre en l'air. Les deux cousins semblent interroger leur ami du regard. Celui-ci poursuit, une certaine ironie dans la voix. — Vous êtes pris entre le marteau et l'enclume, mes bons amis. L'ère mirifique des ouvriers taillables et corvéables à merci se termine. Vous êtes engagés dans un cercle vicieux. Vos clients sont de plus en plus exigeants, vos fournisseurs, comme moi, vous tiennent dans le creux de leur main. Qu'ils vous coupent les vivres et vous crevez. Quant à vos ouvriers, ils relèvent de plus en plus la tête. Et plus ils seront capables de lire et de comprendre ce qu'ils lisent, plus ils vous donneront du fil à retordre ! La tirade de leur ami a fait bondir Amédée. — Mais nous n'avons jamais considéré les ouvriers comme taillables et corvéables à merci ! Qu'est-ce que c'est que ces assertions ? Traitez-nous de négriers, tant que vous y êtes ! Tu l'entends, Henri ? Alors que nous logeons nos salariés gratuitement, que nous leur apportons des bienfaits qu'ils ne connaîtraient pas sans nous ? Qui, en dehors de nous, leur permettrait de se nourrir, si nous n'acceptions pas que nos épiceries et nos boutiques leur fassent crédit ? — Certes, vous les logez, mais les maisons vous appartiennent. Si vous les fichez à la porte ou s’ils deviennent trop vieux et incapables de travailler, ils doivent les quitter. Certes, vous les entretenez à crédit, mais finalement, vous récupérez indirectement les salaires que vous leur versez ! — Mais nous ne faisons qu'un léger bénéfice, et les matières premières, nous en faisons l'avance. Il est bien normal que nous en soyons payés quelque part. — Sans doute, et si ce n'était vous, ce serait quelqu'un d'autre. Reconnaissez toutefois que les conditions de vie de vos ouvriers sont dures et précaires. Accepteriez-vous d'être obligés de vivre ainsi ? Certainement pas. Leur révolte est compréhensible, quoique vous en ayez, d'autant que tous les patrons ne sont pas fabriqués sur votre modèle, et certains n'hésitent pas à abuser de leur pouvoir et de leurs prérogatives. Ce sont eux qui vous entraînent et vous forcent parfois la main. Ce sont eux qui justifient les revendications actuelles de vos employés. Regardez chez Delcourt : son non-respect systématique des tarifs salariaux et des réglementations font que, souvent, les amorces de troubles sociaux commencent chez lui. Puis les autres suivent, par solidarité. Même chez vous. Tachez de le calmer un peu, sans ça, il va vous entraîner plus loin que vous ne le voudriez.

— Ma parole ! Mais il est plus socialiste que ton neveu Guillaume, mon pauvre Henri. Est-ce qu'on continue à trinquer avec un tel individu ? Amédée Scobart a lancé sa phrase sur le ton de la plaisanterie, mais on sent que la tension qui l'anime n'est pas retombée pour autant. Henri, lui, reste dubitatif. Visiblement, les propos du commerçant l'ont ébranlé. Et ce n'est pas sans une certaine angoisse qu'il interroge le marchand de bois : — Vous nous dépeignez là un bien vilain tableau. Certes, nous n'accepterions pas de vivre comme les ouvriers. Mais aussi, leur classe n'est pas le creuset de l'intelligence et de l'élite française ! C'est dans leurs rangs que l'on rencontre le plus d'alcooliques. Imaginons un seul instant que leurs salaires soient augmentés. Vous rendez-vous compte qu'ils se précipiteraient aussitôt au bistrot pour boire l'argent ainsi facilement gagné ? Et puis si Dieu a choisi de nous faire naître bourgeois et eux prolétaires, ce n'est pas sans raisons... — Vous n'allez pas nous sortir ce discours de curé, voyons, Henri ! Que l'abbé Bouillon le clame en chaire le dimanche, soit ! Mais pas vous. Oubliez-vous que votre père a démarré sa verrerie de Blangy alors qu'il n'était qu'ouvrier verrier chez un concurrent ? Bien sûr, la famille de sa femme l'y a aidé, contrainte et forcée. Bien sûr, il y a eu l'opportunité que les Scobart de la branche d'Amédée lui ont offerte. Mais généraliser ainsi que vous le faites, c'est digne d'un Delcourt, pas d'un Henri Scobart. Henri a pâli sous la tirade. Il tente de se rattraper. — Admettons. Excusez ce mouvement d’humeur. Mais il n'en reste pas moins que nos marges bénéficiaires sont faibles, et que la pression que nous imposent nos clients et nos fournisseurs nous interdit de tenter d'améliorer la condition ouvrière, même si nous en avions la volonté. Vous le disiez tout à l'heure vous-même. — C'est exact. Et je peux vous prédire que cela n'ira pas en s'améliorant. Les marchés de nos clients s'élargissent, leurs besoins sont de plus en plus importants, ils vont devenir de plus en plus âpres à la discussion. Quant à vos fournisseurs, le même phénomène va les rendre de plus en plus puissants. La concurrence ne jouera que faiblement, s'ils s'entendent entre eux. Mon amitié pour vous m'autorise à vous dire que ce sera le cas, les ententes sur les tarifs du charbon de bois ont déjà fait l'objet de pourparlers sérieux. Dame ! La menace que fait peser le charbon de terre (qui envahit tout) sur le commerce du bois, ne lasse pas de nous inquiéter, nous, les forestiers. Evidemment, la qualité de vos productions s'en ressentira, mais les nouveaux fours à coke qui sont en train de s'installer en Grande Bretagne, par exemple, vont finir par se répandre sur le continent, en même temps que l’automatisation. Et alors, adieu notre monopole. Ce n'est pas tout. Vous savez comme moi que les nouveaux fours semi-automatiques commencent à faire leur apparition. Certes, ils n'en sont qu'au stade expérimental. Mais si cette pratique venait à se généraliser, je prévois une période effrayante. Rappelez-vous la révolte des canuts de Lyon, au siècle dernier. Chute des prix,



35
fermeture des petits ateliers incapables de s'aligner, regroupement de petites sociétés familiales en grandes entreprises nationales, chômage pour plus de la moitié des ouvriers... Tout ça parce qu'un certain Jacquard avait inventé le métier à tisser automatique. Vous aussi, l'automatisme vous guette. Votre avenir n'est pas franchement rose, et vous le savez. — Mais c'est un corbeau, que nous avons invité ce soir, ma parole ! Amédée Scobart s'est efforcé de rire en proférant sa phrase. Il est toutefois visible que le tableau brossé par son ami l'inquiète. Il ne peut toutefois répondre à cette argumentation, l'entrée du majordome l'interrompant. — Monsieur, il y a là Monsieur Delcourt qui demande à vous voir. — Delcourt ici ? A cette heure et sans prévenir ? Il doit se passer quelque chose de grave pour qu'il se déplace ainsi. Faites-le entrer Georges. Les trois hommes se taisent en attendant l'arrivée de cet hôte impromptu. Amédée s'est plongé dans la contemplation du paysage que l'on voit de sa fenêtre, Henri s'efforce de rallumer son cigare, qui s'est éteint. Il murmure entre ses dents. Quant à Marcel Dupuis, il fait tourner le reste de sa fine au fond de son verre.  Entre Delcourt, introduit par Georges, le majordome. — Mes amis, bonsoir. Je suis heureux de vous trouver tous là ce soir. J'ai une grande nouvelle à vous annoncer. Nous tenons en main le moyen de briser définitivement ces maudits syndicats qui nous empoisonnent l'existence. C'est une victoire certaine. — Calmez-vous, cher monsieur Delcourt, et remettez-vous. Mais surtout, expliquez-vous. Amédée a poussé Delcourt vers un fauteuil et s'avance vers le dressoir pour servir un verre de cognac au nouveau venu. Pour gagner un peu de temps, il propose une nouvelle rasade à Dupuis et à son cousin. — Alors, de quoi s'agit-il et qu'est-ce qui vous met en si belle humeur ? — Vous savez, bien sûr, que j'ai la très grande chance et l’immense bonheur d'avoir chez moi votre neveu comme ouvrier, mon cher Henri. Or, ce descendant excentrique de votre illustre famille se trouve être le secrétaire général du syndicat CGT des verriers. Cette foutue brebis galeuse (êtes-vous sûr qu'il s'agit bien d'un Scobart ?) me rendait la vie impossible, et je m'étais juré d'avoir sa peau. Et bien, c'est chose faite depuis cet après-midi. Henri a un mouvement brusque. Amédée lui fait signe de ne pas bouger ni intervenir. Puis il s'adresse au nouveau venu. — Contez-nous donc comment cela s'est passé, cher collègue. — J'avais remarqué que votre Guillaume avait tendance à ne pas pouvoir sentir un jeune portugais de la Bâtarderie que l'Assistance Publique a placé chez moi. J'ai donc formé une équipe où ces deux personnes avaient à se côtoyer fréquemment. J'étais persuadé que le conflit entre eux ne pourrait manquer d'éclater. Et j'ai vu juste. Cet après-midi, votre cher neveu n'y a pu tenir, il a taloché très violemment



36
le gamin, qui avait fait une bêtise. Je tenais enfin ma raison de licencier cet encombrant personnage. Pour brutalité envers un subalterne, un enfant qui plus est. Vous ne trouvez pas ça lumineux ? — Mais vous vous rendez compte que vous risquez d'avoir allumé un incendie énorme ? Jamais les ouvriers ne vont croire qu'il s'agit, de votre part, d'un geste d'humanité. Ils vont croire, et à vous entendre je ne leur donne pas tort, que vous n'avez agi ainsi que pour vous débarrasser d'un syndicaliste gênant ! — Evidemment, et telle était bien là mon intention. Mais l'honneur est sauf, et aux yeux de tous, je me présente au contraire comme le défenseur de ces garnements. Je gagne sur tous les tableaux, voyons. — Vous êtes inconscient, ma parole ! C'est la grève générale, que vous avez déclenchée là. Alors que nous nous échinons à éviter les conflits, vous nous précipitez tête baissée dans la tourmente. Vous êtes complètement fou, mon pauvre ami ! — Que non pas, réfléchissez : nous avons les moyens de réprimer complètement le mouvement syndical, et une bonne fois pour toute. Nous sommes pour le moment en période de calme, côté commandes. Maintenir nos ateliers à plein rendement nous coûte de l'argent. N'attendons pas que les ouvriers arrêtent le travail. Fermons leur nos ateliers, au contraire. Devançons-les. Comme ça, c'est nous qui sommes maîtres de la situation. Nous les coinçons, nous les épuisons, et pour reprendre le travail, ils seront bien obligés de passer par nos conditions : dissolution des syndicats, sinon, la rue ! — Ma parole, vous êtes un monstre ! Vous savez bien que, sans salaire, ils vont mourir de faim ! Et vous envisagez cela aussi naturellement que vous nous proposeriez un pique-nique sur la plage ! C'est la guerre que vous déclenchez. Et à laquelle vous nous forcez, indirectement. — Mais C'est aussi la guerre qu'ils nous font, ces maudits rouges ! C'est notre patrimoine qu'ils convoitent. Savez-vous ce que les plus acharnés d'entre eux nous promettent ? De nous faire « sécher aux becs de gaz ! »  Pas moins. Ce n'est plus la lanterne promise aux aristocrates, ce sont les réverbères aux patrons ! — On n'arrête pas le progrès, cher Delcourt. Mais nous ne sommes plus en 1789, mon pauvre ami. Nous venons d'entrer dans le XXème siècle, au cas où vous l'ignoreriez. Henri et moi sommes persuadés que l'on peut faire avancer les choses en restant humain. Nous arrivons à calmer les esprits par le dialogue, à peu près chaque fois. Et voilà que vous venez nous précipiter dans une situation conflictuelle. Sans nous laisser le choix, qui plus est. Décidément, j'aurais peur d'avoir quelqu'un comme vous au gouvernement. Demain ce serait la guerre avec la Prusse, sans rémission ! C'est de l'extrémisme. — Exactement, mon cher Amédée. Si vis pacem, para bellum, si tu veux la paix, prépare la guerre, si vous vous rappelez votre latin.



37
— Et combien de temps pensez-vous que cette situation, ce lock-out, pour parler anglais cette fois, risque de durer ? Henri a posé la question violemment. On sent qu'il essaye de se dominer. — Oh, deux semaines, tout au plus. Une fois les ventres hurlant famine, surtout ceux des gosses, les femmes vont s'en mêler, et les hommes seront bien obligés de passer sous nos fourches caudines. Delcourt éclate de rire :  — Surtout que ces dames ont les moyens, elles aussi, de faire pression sur leurs benêts de maris. Elles, c'est la grève du lit qu'elles feront. — Vous êtes décidément une fieffée crapule. J'ai bien envie de vous faire mettre à la porte par Georges. — Doucement, sachez que je ne suis pas le seul à préconiser cette solution. Radicale, certes, mais efficace, vous le verrez. Tous les patrons de la vallée sont de mon avis, à l'exception des Scobart. Reconnaissez que vous êtes en minorité et qu'il vous faudra, vous aussi, vous aligner sur notre attitude. Croyez-moi, c'est la meilleure solution pour museler l'hydre rouge. Vous y viendrez. — Et le manque à gagner, vous y avez pensé ? Nous aussi, il nous faudra accepter de perdre de l'argent, pour mener à bien votre plan satanique. Où le trouveronsnous, si la situation perdure ? — Ne me dites pas que vous êtes incapables de tenir deux malheureuses semaines. Et quand bien même cela durerait plus, je connais de nombreux banquiers qui seraient prêts à nous soutenir, voyons. — Vous voulez éviter de subir la loi des syndicats, et pour cela vous êtes prêts à vous allier à la haute finance ? N'est-ce pas un mal pour un autre, peut-être pire ? Marcel Dupuis, qui n'a rien dit jusque-là, intervient alors : — Il est évident que la Banque ne va pas vous soutenir uniquement pour vos beaux yeux. Il est évident que je vous vois glisser vers la spirale de l'hypothèque, puis la prise de participation au sein de vos conseils d'administration, la prise d'intérêts de plus en plus importantes, la main mise totale sur vos outils de travail. Y avezvous songé, monsieur Delcourt ? — C'est la loi de la jungle, mon cher Dupuis. Les plus faibles doivent disparaître, c'est inéluctable. Ceci étant dit, je ne me fais aucun souci pour la dynastie Scobart. Alors, que craignez-vous ? Quant aux banquiers, ils sont de notre monde et avec eux, il est toujours possible de s'entendre, j’en suis sûr. Tandis qu'avec ces maudits socialistes, ce sera toujours impossible. En tout cas, quoiqu'il se passe, j'ai réussi à me débarrasser de votre encombrant neveu, mon cher Henri. Croyez bien que rien que cela suffit à me réjouir. Je m'arrangerai d'ailleurs pour qu'il ne retrouve aucun travail dans les verreries de la Bresle. — Vous avez raison, Monsieur. Il n'y a aucun patron qui l'embauchera, soyez-en sûr. Dès que cette sombre histoire que vous avez provoquée et dont vous serez



38
responsable sera terminée, c'est chez moi qu'il retravaillera. Je ne vous salue pas, Delcourt ! — Vous ne devriez pas le prendre sur ce ton, Henri. Un jour, vous verrez à quel point j'avais raison. Il est vrai que vous êtes nouveau dans le métier de patron. Je vous souhaite le bonsoir, Messieurs. Delcourt sort. Personne ne fait mine de le raccompagner. Henri est atterré et fulmine, visiblement. Amédée, sombre, rumine littéralement ce qui reste de son cigare. Dupuis, de son propre chef, va se resservir un cognac. Amédée lui fait signe d'en verser un à tout le monde. — Allez-y, cher ami. Nous en avons bien besoin. Cet abruti vient d'allumer la mèche d'un baril de poudre. Je me demande ce qui pourrait bien l'éteindre avant la catastrophe. — Mais nous ne sommes tout de même pas obligé de le suivre ? Je ne vois pas pourquoi j'interdirais l'entrée de mon usine à mes ouvriers sous prétexte que ce Jean-Foutre nous a précipités dans une situation inextricable ? — Que vous le vouliez ou non, nous serons obligés d'y passer. Demain, vos ouvriers vont déclarer la grève, et vos ateliers resteront de toutes façons silencieux. Il a raison, dans sa logique de dureté. Décrétons le Lock-out, c'est la seule solution que nous ayons. De toute façon, la Chambre Syndicale des Maîtres de Verreries nous y obligera. Nous en faisons partie, et il nous faudra bien suivre leur mot d'ordre, quoiqu'il nous en coûte. — Quelle misère ! Alors qu'on était quasiment arrivé à juguler les conflits par la négociation. J'enrage ! — Moi aussi, mais nous n'avons plus le choix. Qu'en pensez-vous, mon cher Marcel ? — J'en pense qu'il vous tire des griffes du lion pour vous précipiter sous la dent du tigre. Les banquiers sont bien plus redoutables que les syndicalistes, croyez-en le vieux commerçant que je suis et qui a l'habitude de les pratiquer. Tôt ou tard, vous vous mordrez les doigts de les avoir préférés. Ils vont vous bouffer tout cru, à plus ou moins long terme ! Et les braves gens comme vous assisteront impuissants à l’écroulement d’un monde. C’est à ce moment là que vous pourrez plaindre vos ouvriers. Mais vous avez raison sur un point : laissez vos prolétaires se fortifier syndicalement parlant. Car ils auront besoin de beaucoup d’énergie pour se défendre de patrons devenus des  entités abstraites ! Á ce moment entre Madame Amédée Scobart, accompagnée de Madame Dupuis, toutes deux souriantes. Elles avisent les trois hommes, chacun perdu dans ses pensées. Madame Scobart s'exclame, sur un ton léger :  ─ Ah ça mais, moi qui croyait que vos séjours entre hommes au fumoir étaient prétextes à parler de vos danseuses favorites et respectives. Vous voilà pourtant bien moroses, messieurs !



39
─ Ma chère amie, en d’autres temps, votre humour pour le moins moderne m’aurait fait sourire. Hélas, pour ce qui est des danseuses, le bal auquel nous venons d’être convié n’aura rien d’une partie de plaisir, croyez-le bien. ─ Serait-ce cette figure de carême de Delcourt qui vous a mis dans cette humeur ? Décidément, je ne l’aime pas, et je suis bien contente de l’avoir vu partir avant que nous ne vous rejoignions, n’est-ce pas, Huguette ? ─ Certes, mais quel agréable partenaire au bridge, reconnaissez-le. ─ C’est vrai, quoique je le soupçonne de ne pas toujours jouer avec toute l’honnêteté nécessaire. ─ Vous l’avez dit, ma chère. C’est un grand spécialiste de la carte biseautée, il vient encore de nous en donner la preuve.  ─ C’est donc si grave ? ─ Plus que cela. Et il serait bon que vous préveniez votre curé. Il va avoir bien du mal à faire avaler à nos ouvriers que tout ce qui arrive n’est que la volonté divine !



40
Chapitre 3 Les temps changent...

— Ma petite Claire, oserais-je vous demander si vous avez la moindre idée de ce qu'il a bien pu advenir à votre frère pour qu'il soit ainsi en retard au déjeuner ? La salle à manger de la famille Scobart est agréable. Mais aujourd'hui, l'atmosphère est très tendue. A table, Henry et Claire se font face, silencieux. Leur fille, Andrée, se garde bien d'attirer l'attention sur elle, sentant que l'orage ne demande qu'à éclater. La servante vient de faire un premier service d'entrées. Tout le monde « chipote »  dans son assiette.  — Mais... Je l'ignore, père. Je l'ai bien vu, tôt ce matin, mais il ne m'a rien dit. Peut-être vous, mère pourriez-vous répondre à père ? Pour ma part, j'en suis incapable. — Ma chère fille, je serais moi aussi bien en peine de répondre à cette question. Toutefois, je suis ravie que vous me la posiez dans la mesure où je m'étonne que ce soit à vous que votre père l'ait posé en premier, plutôt qu'à moi. Henry dépose avec brusquerie le couteau qu'il tenait à la main. Son geste fait tinter les verres qu'il a devant lui. On le sent prêt à éclater. Il s'efforce de respirer profondément avant de répondre à sa femme. — Je la pose à ma fille dans la mesure où je sais que vous, sa mère, prenez systématiquement la défense de votre fils. J'ai ainsi espéré obtenir une réponse plus franche ou tout au moins plus spontanée. — Voilà qui est pour le moins agréable, mon cher mari. Mettriez-vous la parole de votre épouse en doute à ce point ? — Quand il s'agit de ce bon à rien de René, je vous répondrais oui, sans hésitation. — Décidément, mon ami, je vous trouve particulièrement désagréable, aujourd'hui. Serait-ce votre soirée d'hier chez votre cousin qui vous met dans un tel état d'irascibilité ? La fine de ce brave Amédée aurait-elle mal vieilli dans ses caves ou vos dissertations sur la politique ont-elles eu un effet néfaste sur votre fonctionnement gastrique ? — Riez, ma mie. Il est vrai que la soirée d'hier ne laisse pas de me préoccuper, tant ce que nous y avons évoqué se révèle être plus qu'inquiétant. Vous ne semblez pas vous rendre compte que, entre les mineurs du Nord et les viticulteurs du Midi, c'est la quasi-totalité du peuple de France qui entre en rébellion contre l'état. Savez-vous, par exemple, que ce « bon Monsieur Clemenceau »  a envoyé l'armée contre les émeutiers de Narbonne ? Et que le régiment chargé de maintenir l'ordre, le 17ème d'infanterie, je crois, a mis la crosse en l'air ? Vous rendez-vous compte de ce que cela signifie ? On ne peut plus parler de manifestations, mais bien d'émeute, voire de révolution. Mon père m'a souvent parlé des journées de 1848. Et croyez bien que nous n'y échapperons malheureusement pas, j'en ai la quasicertitude depuis hier. Il est vrai que personne dans cette maison ne s'intéresse à ce



41
qui se passe dans les verreries, ni même ailleurs. Bien vivre grâce aux avantages que nous procure notre position, oui. S'intéresser de près ou de loin à la bonne marche de notre affaire, c'est une autre histoire. Tout le monde s'en fiche éperdument, à commencer par votre frère, dont j'aurais pu au moins espérer me faire un associé utile. Mais hélas... Monsieur préfère gratter l'archet plutôt que de me seconder dans mon usine ! — Voilà que vous enfourchez votre vieux cheval de bataille, mon ami. Comment voulez-vous que votre fils se précipite à table, alors que, sans arrêt, vous le houspillez à propos de sa passion. Reconnaissez que cela couperait l'appétit à moins sensible que lui, n'est-ce pas ? — Nous y revoilà ! La sensibilité de Monsieur ! J'aimerais voir où elle se nicherait, sa sensibilité, s'il n'était pas le fils d'Henry Scobart, industriel. Artiste ! Et même pas artiste créateur de dessins de flacons, ce qui nous servirait. Non. Violoniste. Musicien ! Mais quelqu'un pourra-t-il me dire ce que ce métier, si tant est que ce soit un métier, pourra bien lui rapporter au Tréport, sabre de bois ! Ou même ailleurs, Bon Dieu ! — Ne jurez pas, mon ami, et permettez-moi de vous dire qu'on parle quand même plus de Mozart ou de Bach que de Scobart. A ces mots, Henri s'étrangle avec le clam qu'il allait avaler. Cramoisi, il s'étouffe à moitié avant de s'écrier, apoplectique, que la renommée de Mozart l'a fait mourir dans la misère, et que seul un chien suivait son enterrement. René Scobart a la mauvaise idée d'apparaître à ce moment précis. Henri tourne sa vindicte contre lui. — Ah, te voilà, toi. Peut-on savoir d'où tu sors à cette heure-ci ? Nous avons du commencer à manger sans toi. C'est inadmissible et je ne le supporte pas. (Il accompagne sa sortie d'un grand coup de plat de la main sur la table. Ce qui fait à nouveau tinter les verres). Sans se démonter, René va embrasser sa mère sur le front, puis sa sœur. Cette attitude a visiblement le don de pousser l'exaspération d'Henri à son paroxysme, mais celui-ci passe plutôt sa rage sur le quignon de pain, dont il extrait la mie pour en faire des boulettes. — Bonjour, mère, bonjour, Andrée. René articule ensuite un « bonjour, père »  plutôt froid. Puis il prend place à table. La servante, qui l'aime bien, le guettait sans aucun doute, car, sans qu'il ait rien demandé, elle vient lui servir ses entrées. La présence de la domestique empêche Henri Scobart d'éclater, et, lorsqu'elle quitte la salle à manger, le maître de maison s'est calmé, du moins en apparence. C'est donc en termes mesurés qu'il s'adresse à son fils. — Vu qu'il est vain d'espérer une réponse à ma dernière question, je me contenterais de te demander si tu es au courant de ce qui se passe en France en général, et à la verrerie en particulier ?



42
— Mon Dieu, père, j'avoue ne pas être passé devant en revenant de mes cours de violon. Il se passe quelque chose de grave ? — C'est le moins que l'on puisse dire. Figure-toi que les circonstances nous ont obligé à décréter le lock-out. Autrement dit, les ateliers sont fermés jusqu'à nouvel ordre. J'avoue que j'aurais bien aimé ne pas me retrouver seul à affronter cette situation. — Mais père, je vous l'ai déjà expliqué, la verrerie, je n'y comprends rien et pour tout vous dire, je ne m'y intéresse absolument pas. Je sais que cela vous navre, mais je vous jure que je n'y peux rien, et pourtant ce n'est pas faute d'avoir essayé, reconnaissez-le. — Pourtant, René, il te faudra bien subvenir un jour à tes besoins, à ceux d'une famille. Ta voie est toute tracée, et peu de jeunes gens peuvent se vanter d'avoir ta chance, reconnais-le. — Ma chance, père je tiens à la provoquer moi-même. Mon plus cher désir, et vous le savez, est de vivre de ma musique, et uniquement de ma musique. Ma chance, elle réside dans le fait que, je l'avoue, je vis dans des conditions matérielles qui me permettent de la tenter. Croyez que je vous en suis reconnaissant. Mais laissez-moi au moins essayer. Je vous promets que si je n'y arrive pas, je reconsidérerai la question. — Quelle perte de temps, grand Dieu ! J'ai le sang qui bout quand j'entends de pareilles inepties. Pourquoi perdre ainsi ton temps à une activité qui n'a pas d'avenir, voyons... — Mais, père, vous m'avez répété, je ne sais combien de fois, que la verrerie était un art. Vous êtes donc un artiste. Vous ne pouvez tout de même pas me reprocher, en tant qu'artiste, de ne pas avoir choisi tout à fait la même discipline que vous ? » — Tu es en train de te payer ma tête ? Je ne vois aucune comparaison entre mon métier, lucratif, et tes espoirs de futur traîne misère ? — Voyons, Henri, il vous le dit lui-même, tout ce qu'il demande est de pouvoir essayer, et il est d'accord de reconsidérer sa position en cas d'échec. — Evidemment, vous, sa mère, vous prenez sa défense. Je désespère de vous faire entendre un jour raison. Andrée, qui n'a rien dit jusque-là, a la mauvaise idée d'intervenir pour abonder dans le sens de son frère et de sa mère. — Mais père, maman vous le dit : René est prêt à reprendre son travail à la verrerie, si son violon ne le fait pas vivre. Laissez-lui sa chance. — Pour reprendre son travail, comme vous dite ma fille, il faudrait déjà qu'il l'ait commencé, ce qui n'est pas le cas. Et puis je constate que mes enfants ont décidé de faire ce qu'ils veulent, dans cette maison. J'ai appris par le cousin Amédée que vous faisiez les yeux doux à un élève carabin ! Je me réjouis de savoir que nous aurons bientôt un médecin dans la famille ! Il pourra soigner le coup de sang que



43
je vais attraper si vous continuez ! Je déplore d'avoir à apprendre cela par un étranger, même si c'est un proche. — Oh, père, vous allez vite en conclusion. Je n'ai rencontré Maurice Maillard qu'une ou deux fois, et déjà vous nous mariez. Quant à vous en parler, je comptais bien le faire, mais pour cela, il faudrait que je sois un peu plus avancée dans mes sentiments. Nous en sommes loin. — Mon cher mari devrait se rassurer : sa fille m'a entretenu de cette rencontre. Il faudra d'ailleurs qu'on en parle ensemble. — De toute façon, j'aurais l'occasion de rencontrer ce garçon. Amédée compte nous inviter bientôt à un repas chez lui, et il compte inviter ce... Comment déjà ? — Maurice Maillard. On lui promet un bel avenir. — Evidemment. A propos d'avenir, je ne finirais pas ce repas avec vous, les circonstances m'obligent à rejoindre l'usine sur l'heure. Il s'essuie la bouche, se lève et salue son épouse. — Excusez-moi, Claire, mais il est impératif que je rejoigne la verrerie. Vous voudrez bien me pardonner. De toute façon, je vous laisse en compagnie d'Andrée et de René. Leur conversation d'artiste et de future femme de médecin remplacera agréablement les racontars d'un vieil industriel dépassé ! — Vous êtes injuste, Henri. Mais je mets cela sur le compte de vos soucis de travail. — Mettez cela sur mes problèmes, mais sachez qu'ils ne sont pas que professionnels, hélas ! Il sort. — Mes pauvres enfants, j'avoue que je suis très inquiète. Votre père souffre beaucoup de toutes les difficultés qu’il rencontre. J'avoue que sa santé m'inquiète aussi. Tâchez de ne pas l'affronter directement, je vous en conjure. Surtout toi, René. Il comptait beaucoup sur toi pour prendre sa succession. Ne le déçois pas trop, s'il te plaît. — Mais comment pourrais-je ne pas « le décevoir trop ? » Je n'aime pas la verrerie, je veux faire du violon. Je ne vois pas comment je pourrais ne le décevoir qu'un peu ? C'est tout ou rien, vous le savez. — Evite dans ce cas les sujets de conversation qui vous ramènent à ce douloureux sujet. Fais ça pour moi, veux-tu ? — Je veux bien, mère, mais ce n'est pas moi qui ramène sans arrêt cette histoire sur le tapis. — Je sais, je sais. Mais qu'est-ce que c'est que cette histoire de lock-out, dont il a parlé ? — Je crois savoir que les patrons verriers se sont mis d'accord pour fermer les ateliers devant les menaces des syndicats ouvriers. Et nul ne sait quand ils les rouvriront. 



44
— Tu veux dire qu'ils interdisent aux ouvriers de travailler, en quelque sorte ? Mais ça va poser des problèmes inouïs, ça ! — La situation m'a l'air grave, en effet. La ville est en effervescence. Les rues sont pleines de gens qui circulent en groupe, très agités. J'ai même aperçu des brigades de gendarmes à cheval. — Mon Dieu, mais c'est horrible ! Tu en es sûr ? — Si tu veux, maman, j'irais me renseigner, je dois me rendre à mon cours de dessin, tout à l'heure. — Tu dois sortir, alors que tout le monde parle d'émeutes ? Mais c'est dangereux, ma fille ! — Ne dramatise, pas, mère, Andrée est capable de se défendre ou d'éviter les problèmes, vous le savez. Ceci étant dit, je pense que c'est plutôt à moi d'aller me renseigner. J'irais dès que nous en aurons terminé avec cette pintade. — Je vois que tout cela ne te coupe pas l'appétit, mon fils ! Pour ma part, je ne peux plus rien avaler. — Tu as tort, maman, cette pintade est délicieuse. — J'aime quand tu me tutoies, René. Ca nous rend plus proche, vous ne trouvez pas, mes enfants ? — Oh si, maman. Et puis, tu sais, les temps changent. ─ Tu as raison, Andrée. Ils changent même un peu trop vite...




44
— Tu veux dire qu'ils interdisent aux ouvriers de travailler, en quelque sorte ? Mais ça va poser des problèmes inouïs, ça ! — La situation m'a l'air grave, en effet. La ville est en effervescence. Les rues sont pleines de gens qui circulent en groupe, très agités. J'ai même aperçu des brigades de gendarmes à cheval. — Mon Dieu, mais c'est horrible ! Tu en es sûr ? — Si tu veux, maman, j'irais me renseigner, je dois me rendre à mon cours de dessin, tout à l'heure. — Tu dois sortir, alors que tout le monde parle d'émeutes ? Mais c'est dangereux, ma fille ! — Ne dramatise, pas, mère, Andrée est capable de se défendre ou d'éviter les problèmes, vous le savez. Ceci étant dit, je pense que c'est plutôt à moi d'aller me renseigner. J'irais dès que nous en aurons terminé avec cette pintade. — Je vois que tout cela ne te coupe pas l'appétit, mon fils ! Pour ma part, je ne peux plus rien avaler. — Tu as tort, maman, cette pintade est délicieuse. — J'aime quand tu me tutoies, René. Ca nous rend plus proche, vous ne trouvez pas, mes enfants ? — Oh si, maman. Et puis, tu sais, les temps changent. ─ Tu as raison, Andrée. Ils changent même un peu trop vite...



45
chapitre 4  Le Lock out

La rue du Tréport où Andrée et René marchent revêt une allure inhabituelle. L'atmosphère est pesante. Le lock-out décrété par les patrons verriers dure maintenant depuis près de trois semaines. Le frère et la sœur se tiennent par le bras. Andrée n'est pas rassurée. Un peu partout sur les seuils de portes, le couple de jeunes gens distingue des femmes qui parlent entre elles, très agitées. Plus rarement, les deux jeunes gens croisent des groupes de deux ou trois ouvriers, désœuvrés, visiblement mal à l'aise, les mains glissées dans les poches des grossiers pantalons de velours. Sombres et muets, ils marchent, d'un pas traînant, sans trop savoir où ils vont. Les regards qu'ils jettent à Andrée et René sont tantôt hostiles et chargés de menace, tantôt mornes, éteints. En croisant deux hommes, l'un âgé et grisonnant, l'autre jeune, maigre comme un chat sauvage, René entend le plus jeune murmurer : «...s'ront jolis, ces deux p'tits bourgeois, quand on les mettra sécher aux becs de gaz ! ». Il surprend également le coup de coude furtif que l'aîné décoche à son cadet. Un coup de coude qui signifie « tais-toi, voyons » ou peut être « attention, pas si vite »... Ou n'importe quoi d'autre, d'ailleurs. René n'est pas trop rassuré non plus. Cette réflexion fleure la révolte presque ouverte. Il a tout d'un coup un peu honte de son costume, de la robe de sa sœur. C'est vrai que, même si leurs vêtements ne sont pas ostentatoires, ils dénotent une certaine aisance par rapport aux caracos des femmes ou aux vieux bourgerons des hommes qu'ils croisent.

*

Leurs pas les ont amenés sur les quais du port de pêche. En passant devant le « Mal assis », le brouhaha sourd des conversations leur parvient. Il y a foule à l'intérieur, pour le peu qu'on peut deviner à travers les carreaux salis, ça discutaille ferme. René entraîne sa sœur en direction de la verrerie, qui n'est qu'à quelques dizaines de mètres. En se rapprochant, frère et sœur peuvent constater qu'un attroupement s'est créé devant le portail de la verrerie paternelle. Les grandes grilles en sont fermées. Plus leurs pas les rapprochent de l'usine, plus ils peuvent se rendre compte que les discussions entre les hommes et femmes massés devant les portes sont véhémentes. Andrée se fait un peu plus lourde au bras de son frère. Elle ralentit l'allure. — N'allons pas jusqu’à l’atelier, René, j'ai peur. — Peur ? Mais de quoi ? Ne sommes-nous pas chez nous, à la verrerie Henry Scobart ? D'ailleurs, tu ne risques rien, voyons. Ce sont de braves gens et tu le sais.



46
— C'est possible, mais là, comme ça en groupe, ils me font peur, je t'assure. N'y allons pas, je t'en prie. René allait lui répondre, quand il voit Clément Verdheillan, se détachant du groupe, venir vers eux au plus vite. Le syndicaliste, du plus loin qu'il les a aperçus, s'est précipité à leur rencontre en se frayant un chemin avec difficulté au milieu de la masse d'ouvriers agglutinés devant leurs ateliers aujourd'hui interdits. — Bonjour, Mademoiselle Andrée, bonjour, Monsieur René. Ne restez pas là. C'est rare de vous voir à la verrerie, mais je vous assure, aujourd'hui, c'est vraiment pas le moment d'y venir. Ne restez pas là, je vous dis, ça pourrait être dangereux. — Dangereux ? Mais enfin, Clément, je ne comprends pas. Depuis le temps que je vous connais, je ne vous ai jamais pris pour un homme dangereux, voyons. René et Clément se connaissent bien, en effet. Déjà à Blangy, Clément Verdheilan venait souvent à la maison pour diverses  bricoles que lui demandait Henry, alors simple directeur de projet dans l’usine de son père. Et ici, au Tréport, pendant les périodes où René essayait, quelque peu contraint par le « devoir filial », de s'initier aux joies de la gestion d'une entreprise, ils se sont souvent rencontrés dans les ateliers de la Verrerie Neuve. L'ouvrier s'est très rapidement rendu compte que le jeune fils du patron n'est pas fait pour cette vie. Il n'est pas sans ignorer (mais qui l'ignore au Tréport ?) que le jeune Scobart préfère son violon à la canne à souffler ou même aux lourds cahiers de comptes. Cet « artiste » l'amuse et l'irrite tout à la fois. Sa dégaine bohème, avec son nœud lavallière et son costume de velours le font dénoter fortement parmi les bourgerons des ouvriers ou les costumes gris rayés et les chemises à cols cassés des employés aux écritures. Clément Verdheillan ressent aussi une petite pointe d'envie, presque de jalousie, devant le jeune homme. Ce n'est pas son pauvre Bébert qui aurait ainsi la chance de choisir son destin... Quant à la petite Andrée, il la revoit enfant, avec ses crinolines, jouer parmi les flacons de rebut. Elle a grandi, c'est sûr, et elle est très femme maintenant, mais pour Verdheillan, elle reste et restera « la petite ». — Bien sûr, Monsieur René, je ne suis pas dangereux, moi. Mais on ne peut pas en dire autant de certains, et même de certaines, vous savez. C'est vrai aussi qu'on comprend pas. Il y a trois semaines, votre père proposait de s'entendre, de discuter. Et le lendemain, en arrivant pour prendre le boulot, on s'est cassé le nez sur la grille fermée. On comprend pas, je vous dis. Et y'en a parmi nous qui sont très colères. C'est eux qu'y faut craindre. Surtout les femmes de ces ceusses. Elles seraient capables de vous donner un mauvais coup, croyez-m'en. — Mais enfin, pourquoi ? — C'est vrai que vous pouvez pas comprendre, vous autres. Y'a plein de choses, dans les armoires de vos cuisines, dans vos caves et vos celliers. Pour nous, y'a point de cave ni de cellier. Y'a même parfois pas d'armoire dans la cuisine. Alors



47
on a peur d'avoir encore plus faim que d'habitude, vous comprenez ? Et la faim, on sait pas ce qu'elle est capable de provoquer. — Mais, m'sieur Clément... (Andrée est, devant le rude ouvrier, restée la petite gamine timide, qui craignait sa grosse voix, quand il la grondait gentiment si elle approchait un peu trop des zones chaudes de l'atelier. Il y a aujourd'hui beaucoup de tendresse dans le m'sieur Clément qu'elle lui donne). — Mais, m'sieur Clément, c'est terrible, ce que vous nous dites là ! — Vous pouvez pas savoir à quel point, Mademoiselle. Si y'a pas de travail, les sous vont pas rentrer et les garde-manger vont rester vides, comme nos ventres. Et le gérant de l'économat, il est pas tendre avec les ceusses qu'on pas le sou pour le payer. Alors, quand y'a la paye qui tombe toutes les semaines, il accepte d'attendre. Mais depuis qu’y’a plus de paye, il lève même plus son rideau, ce feignant ! Vous comprenez pourquoi je crains le pire ? Quand le ventre est vide, la gueule s'ouvre plus grande, mais c'est pour crier et les poings se ferment, mais c’est pour cogner. Et ce qui se crie, c'est pas des beaux mots pour vos mignonnes petites oreilles, Mam’selle ! Tout en parlant, Clément Verdheillan s'est un peu échauffé, au point que son respectueux Mademoiselle est devenu un « Mam'selle » plus spontané. Il a entraîné les deux jeunes gens dans une ruelle adjacente, d'où on ne peut plus les voir de la verrerie. René s'en est rendu compte, et il regarde le syndicaliste droit dans les yeux. — Vous ne prétendez tout de même pas qu'ils seraient capables de nous frapper ou de commettre quelque chose d'approchant, tout de même ? — On sait pas, m'sieur René. On sait pas. Ce qu'on sait, c'est que tout est parti de la verrerie Delcourt. Guillaume Scobart, vous savez, le neveu du patron, et bien y s'est fait virer, pour un mauvais motif. Avant-hier, y gueulait plus fort que les autres, devant chez Delcourt. A tel point qu'on y a vu les gendarmes à cheval venir le prendre pour l'emmener au violon (sauf votre respect, m'sieur René, y'a pas offense). Et bien, ces diables de hussards d'opérette, y'z'avaient mis le sabre au clair, tellement ça grouillait de mécontents. On sait pas qui c'est qu'avait le plus peur, des pandores ou des camarades. Et ici, devant chez votre père, y sont déjà passé trois fois, au petit trot, l'air mauvais de gens qui sont prêts à cogner, si vous voyez ce que je veux dire. Je vous assure, y vaut mieux pas traîner par-là. — Vous m'effrayez particulièrement, Clément. Ce n'est tout de même pas aussi grave, voyons ? — Je crois bien que si, m'sieur René. D'ordinaire, on n'aurait pas voulu embêter votre père, vous le savez. Il est bien brave, votre père. Mais là, on n'a pas compris. Y fait comme ce diable de Delcourt. Il est solidaire de ce fumier... Oh pardon, j'ai pas voulu...



48
— J'avoue que je comprends mal. Ce n'est pas le genre de papa de calquer sa conduite sur celle de Delcourt. Je suppose que la consigne est venue de leur chambre patronale. Il faudra que j'essaie de le questionner. — Faut que j'y retourne, m'sieur René. J'essaye de les calmer un peu, vous me comprenez ? Faut pas non plus qu'on casse notre moyen d'existence, tout de même. Et ça pourrait bien arriver, si ça tourne mal. Faut que j'y retourne. Rentrez chez vous, tous les deux. C'est le meilleur à faire, croyez-moi ! Sur ces paroles, tout en triturant sa casquette, Verdheillan leur adresse un sourire un peu triste et fait demi-tour. René l'attrape par le bras et lui pose une question qui lui brûle les lèvres. — Je ne comprends pas bien, Clément. Vous êtes syndicaliste et pourtant vous agissez envers nous avec une certaine amitié. C'est quelque peu contradictoire, ne pensez-vous pas ? — Ca peut le sembler, m'sieur René. Même que certains camarades me traitent parfois de « jaune », surtout que je suis arrivé ici en même temps que votre père. Dans ses  valises, en quelques sortes. S’ils m’ont élu comme représentant, c’est qu’ils pensaient que, proche de Monsieur Henri, j’aurais plus facile à obtenir certaines choses. Mais pour les mêmes raisons, ils se méfient un peu de moi. Enfin… Seulement moi, j'essaie de voir un petit peu plus loin que le bout de mon tarin, sauf votre respect. Y'a pas les patrons d'un côté et les ouvriers de l'autre. Y'a des abrutis des deux côtés. On devrait un peu plus regarder autour de soi et ailleurs pour voir ce qui s'y passe. Que ce soit dans les mines ou les filatures, au départ les ouvriers se sont révoltés contre des gens comme votre père, puis avec le temps, les gens comme votre père ont disparu. Certains sont devenus des rentiers, des vrais parasites, d’autres z’ont fait faillite. De toutes façons, c'est des grosses compagnies qui ont repris le flambeau. Nous, on a rien à y gagner, c'est même le contraire. Avant, les patrons, on les voyait. On pouvait leur causer. Dans ces grosses boites qui ont pris leur place, y pas mèche de causer à un homme. C'est que des employés, qui se réfugient derrière les ordres qu'ils reçoivent Dieu sait d'où. C'est plus à des hommes qu'on a à faire. C'est... je sais pas comment on appelle ça... — Des abstractions ? — Je suis pas assez instruit pour causer comme vous, m'sieur René. Mais c'est bien d'ça qui s'agit, dame. C'est comme une grosse bête qu'on verrait jamais, un dragon, mais qui fait tout de même bien du mal. — Vous n'avez pas tort, mon bon Clément. Votre dragon, appelez ça une banque. Ou un gros actionnaire. Ce sont eux qui finissent par prendre nos places. — S'avez peut être pas tort de préférer le violon, m'sieur René. Au moins, c'est joli et ça fait pas de mal, au contraire. René sourit et tend la main au vieil ouvrier. Celui-ci la prend et la garde un petit moment serrée dans la sienne. Un courant d'amitié passe entre les deux hommes.



49
Clément Verdheillan s'éloigne pour rejoindre ses compagnons. René reprend le bras de sa sœur. — Je crois qu'il est bon de suivre son conseil. Je n'aime pas ce qui se passe en ce moment. — Alors toi aussi, tu as peur ? — Inutile de tenter le diable, disons. Un homme bien sensé, ce Clément Verdheillan. — Qu'est-ce qu'il a voulu dire, avec son dragon ? Et ces rentiers, qu'il semble détester au point de les traiter de feignants ? — C'est simple : les conditions économiques actuelles font que des patrons comme père finissent par être obligés de céder leurs entreprises, avec plus ou moins le couteau sur la gorge. Ceux qui se débrouillent le mieux deviennent simples actionnaires des nouvelles sociétés qui se créent sur les ruines des leurs, et vivent exclusivement du produit de leur actionnariat, c’est à dire du partage des bénéfices, quand il y en a. Ils ont donc le petit pactole que leur a rapporté la vente de leur usine et des dividendes qui tombent régulièrement. Ceux-là réussissent à préserver peu ou prou leur niveau de vie. D'autres, parce qu'ils ont essayé de tenir tête à un système qui ne leur plaît pas, finissent par faire faillite et se retrouvent ruinés. Et à ce moment-là, les banques rachètent les ruines de leurs entreprises à des tarifs ridicules. Il y a rarement d'alternative. Pour ces derniers faillis, ils sont à ranger dans la catégorie des victimes, comme leurs employés. Verdheillan l'a bien senti, c'est pour cela qu'il agit ainsi envers notre père. Au regard du système, ils ont raison. Au regard de l'humanisme, ils ont tort. Père sera balayé un jour par la haute finance. Ou contraint de faire des concessions qui ne lui plairont pas. Verdheillan sera rejeté par ses semblables, comme un tiède ou plutôt comme un traître. Tu comprends pourquoi je préfère la musique ? — Tu devrais en parler avec papa. Je suis sûr qu'il comprendrait mieux tes raisons. — Peut-être. Mais il sait, sans se l'avouer ouvertement, qu'il n'a pas le choix. Il espère, en m'embrigadant, que le combat d'arrière-garde qu'il mène serait plus efficace. Il durerait peut-être un peu plus longtemps, mais nous serions vaincus de toute façon et tôt ou tard. — C'est la même chose pour cousin Amédée ? — A quelques variantes près. Comme il a les reins beaucoup plus solides que père, il tiendra le choc plus longtemps. Peut-être que dans vingt ans, la verrerie d'Amédée Scobart portera encore le même nom. Mais l'invasion sournoise des banques aura très certainement fait son insidieux effet. Et Amédée ou plutôt ses successeurs, seront les valets (riches sans doute mais valets quand même) des financiers qui leur auront sucé le sang. — Tu m'effraies encore plus que les manifestants de tout à l'heure ! — Bah, tu n'auras rien à craindre, toi, en tant que femme de médecin !



50
— Alors, toi aussi, tu m'as déjà mariée ? C'est insupportable, ça ! Mais je le connais à peine ce Maurice Maillard ! — Ne te fâche pas, petite sœur. Et puis tu sais, même si vous ne vous êtes rencontrés qu'une ou deux fois, il faudrait être aveugle pour ne pas voir que vous vous aimez, et que ça finira par un mariage... si le monde ne s'est pas écroulé auparavant. Andrée ne répond rien. Mais à la façon dont elle rougit brusquement, on comprend que son frère a touché juste. Les deux jeunes gens, silencieux, reprennent le chemin de la maison familiale. Andrée ira à son cours de dessin une autre fois. Quant à René, malgré son envie d'en savoir plus et de continuer à aller aux nouvelles, il se sent obligé de raccompagner d'abord sa sœur jusque chez eux. Il se promet de retourner en ville aussitôt qu'il la saura en sécurité. 

* De son côté, Clément Verdeilhan a rejoint l'attroupement d'ouvriers agglutinés devant la verrerie d'Henri Scobart. Lorsqu'il arrive à portée de voix, il entend distinctement les exhortations de Maxime Jadoul, syndicaliste comme lui, mais beaucoup plus exalté. Anarcho-syndicaliste, Jadoul a une tendance à vouloir tout casser, sans discernement. Justement, il est en train de proposer d'enfoncer les grilles et de mettre la verrerie à sac. Aussitôt qu'il le peut, Clément Verdeilhan prend ses camarades à parti. — Mes amis! Je comprends votre colère, mais Bonguieu ! On va tout de même pas casser notre outil de travail, quoi ? C'est vrai que pour le moment, on est coincés et on peut rien ramener à la maison pour manger. Mais faut se dire qu'un jour, les ateliers vont rouvrir et qu'on reprendra le collier. Qu'est ce qu'on fera si y'a plus de collier à se remettre, pouvez me le dire ? — Oh, toi, t'es jamais qu'un « jaune », un valet des bourgeois ! On t'a bien vu, tout à l'heure, mignoter les renardeaux du patron ! Ce serait-y qu'y te paye, pour ça ? La réaction de Clément a été fulgurante. Malgré son âge, il a bondi comme un cabri sur Jadoul, hissé sur une caisse pour mieux se faire entendre des ouvriers à ses pieds. D'un violent coup de poing dans la poitrine, Clément Verdeilhan lui a coupé le souffle en même temps que la parole. Dans le même geste, il a précipité l'anarchiste en bas de sa caisse et a pris sa place. A quatre pattes sur le pavé, Jadoul tente de retrouver péniblement ses esprits. Profitant de son silence forcé, Verdeilhan harangue à nouveau ses compagnons. — Je laisserai dire des choses pareilles par aucun blanc-bec que ce soit. Vous me connaissez bien, vous autre, vous savez bien que je mange pas de ce pain là. Si y'en a d'autre qui le croivent, y z'ont qu'à venir me le dire ici ! — N'empêche qu'il a raison, l'Jadoul ! Faut qu'on fasse quelque chose ! On va tout de même pas se laisser affamer comme des renards dans leur trou ? Qu'est ce que tu proposes, toi qu'es si malin ?



51
— Y faut discuter ! Y faut parler avec m'sieur Scobart, qu'y comprenne qu'on peut plus tenir, que les mômes ont faim et que les femmes peuvent plus rien faire que de les faire sucer des bouts de bois, pour les calmer. Je m'en va aller le trouver, avec deux ou trois de vous autres. Ca serait pas mal si qu'y avait une ou deux femmes et des lardons aussi. Qui  c'est-y qui m'accompagne ? Deux ou trois ouvriers s'avancent, ainsi que leurs femmes. Pendant que Clément exposait son idée, Maxime Jadoul avait repris du poil de la bête et, entouré d'un groupe de jeunes visiblement déterminés, il se mit à insulter le groupe de plénipotentiaires d'occasion qui venait de se former. — Allez-y, tas de lavettes ! Allez faire risette au bourgeois ! Allez donc y lécher les bottes. On verra bien ce qu’il vous dira. Nous, y'a pas, faut qu'on agisse, que ces salauds voient que nous aussi, on peut se grouper et leur faire autant de mal qu'ils nous en font. Et puis t'as peut être raison, c'est pas à ce tiède de Scobart qu'on va s'en prendre. C'est plutôt à ce fumier de Delcourt qu'on va aller caresser les côtes. Après tout, c'est de lui que nous vient toute cette misère. C'est que justice que ce soit lui qui paye ! Qui m'aime, me suive, tous chez Delcourt, qu'on le mette aux réverbères une fois pour toute ! Clément Verdeilhan essaie encore une fois de s'interposer. — Allez-y pas, malheureux ! C'est bourré de pandores, devant chez Delcourt ! Y vont n'en faire qu'une bouchée, de vous autres ! Attendez plutôt qu'on revienne avec ce que Scobart nous aura dit ! — Attendre, toujours attendre ! Tu nous emmerdes, Verdeilhan ! On en a marre d'attendre! C'est tous les jours qu'on doit bouffer. C'est maintenant qu'y faut que ça cesse ! Arrivez, vous autres. Quant à toi, Verdeilhan, tu perds rien pour attendre. Ton parpaing que tu m'as mis dans la gueule, je te le rendrai, sois-en bien sûr. Mais maintenant, j'ai autre chose à foutre. On se retrouvera, mon salaud ! — Quand tu voudras, grande gueule ! — T'auras pas long à m'espérer. Mais là, tout de suite, j'ai besoin de mes forces. A la revoyure, fi' de jaune ! Sans plus discuter, Maxime Jadoul s'éloigne, suivi de sa bande de jeunes loups. Ils sont une bonne vingtaine à prendre le pas gymnastique en direction du quartier où Delcourt a son usine. Le petit groupe de Clément regarde ce dernier, attendant qu'il prenne une initiative. Un des ouvriers se tourne vers lui : — Qu'est ce que t'en penses, le Clément ? Pourquoi que t'as pas essayé de les arrêter ? — Bah ! Y-z’en sont à bouffer de la vache enragée. Y faut qu'ils cassent quelque chose, c'est sûr. Alors, j'aime autant qu'y s'en prennent à Delcourt qu'à Scobart, soit ici à la verrerie, soit, pire, chez lui dans sa maison où qu'on va. Et puis comme ça, les patrons verront qu'on peut aussi se fâcher. Peut être que ça les décidera à reparler avec nous autres, va savoir ! Allez, on y va. Suivez-moi tous, et calmement, d'accord ?



52
Les ouvriers et leurs femmes acquiescent et emboîtent le pas au vieil homme.



53
Chapitre 5 L’échauffourée

Une fois que sa sœur eut réintégré le havre de paix qu'est la maison familiale, René Scobart reprit le chemin de la verrerie. Il ne l'avait dit ni à sa sœur, ni bien sûr à ses parents, mais il allait ainsi tous les jours « prendre la température de la ville ». Poussé par la curiosité (et un peu par l'inquiétude), il s'informait du mieux qu'il pouvait de la condition dans laquelle les ouvriers étaient obligés de vivre. De survivre, plutôt. Car cela devenait de jour en jour plus difficile pour les malheureux qui n'avaient littéralement plus rien à se mettre sous la dent. Certes, une aide matérielle leur était fournie par le syndicat CGT, mais le moins que l'on puisse dire était qu'il s'agissait d'une portion plutôt congrue ! Quelques dizaines de grammes de pain par jour et par personne, un bol de soupe chichement distribué, faite avec des légumes que certains militants allaient quémander dans les campagnes, parfois un peu de lard... La grande majorité des boutiquiers du Tréport refusaient pour leur part de faire le moindre crédit. Dame ! Ils n'ignoraient pas que, le temps passant, l'ardoise serait trop importante que pour être épongée en une seule fois à la première paye. Et les pauvres gens, obligés de se nourrir quotidiennement, n'auraient en fait que le choix de refaire à nouveau crédit. Comme lui avait répondu un boulanger à qui il avait posé la question : « Ça pourrait durer la vie des rats, ça, monsieur, comprenez-le ». Les mêmes commerçants commençaient d'ailleurs à s'inquiéter, eux aussi. La pratique se faisait de plus en plus rare, hormis les servantes des familles bourgeoises. Et les tiroirs caisses commençaient à sonner très sérieusement le creux. Inutile de dire que la grogne commençait à s'emparer de toute la ville. Pas seulement des ouvriers, mais aussi de tous les autres corps de métier, qui étaient peu ou prou liés à la bonne marche d'une des principales activités économiques de la cité. Bien sûr, il y avait les pêcheurs. Mais cela ne faisait pas le bonheur des bouchers, par exemple. Ces derniers étaient d'ailleurs les plus acharnés à voir le travail reprendre son cours normal dans les verreries. Si un certain nombre d'entre eux faisaient encore endosser la responsabilité des événements aux syndicats (ces maudits rouges du diable), un nombre de plus en plus grand commençait à trouver que les patrons exagéraient, et que « ces maudits bourgeois en prenaient vraiment trop à leur aise ». 

René, dans son for intérieur, était persuadé que tout cela finirait mal. Il était décidé à en parler rapidement à son père. Pour lui, il ne faisait aucun doute que la révolte des verriers allait se transformer en émeute généralisée. Déjà, l'arrivée des gendarmes à cheval de la garde mobile ne laissait présager rien de bon. Quelques échauffourées supplémentaires, et l'Etat n'hésiterait pas à envoyer l'armée. Le pire était alors à craindre. Tout en réfléchissant ainsi, René avait parcouru une bonne



54
moitié de la distance qui le séparait de la verrerie familiale, lorsqu'il croisa la route de Verdeilhan et de sa petite troupe. Celle-ci s'arrêta et attendit que le jeune homme parvienne à sa hauteur. — M'sieur René, y faut qu'on vous demande quelque chose. Votre père est-y chez vous, à cette heure, et pensez-vous qu'il accepterait de nous recevoir ? — Il y est, mon bon Clément. Et, bien sûr, je ne pense pas qu'il vous refuse un entretien. Je suppose que vous voulez lui demander d'arrêter le lock-out ? — C'est exactement comme vous dites, m'sieur René. C'est plus possible, ça va mal finir. Y faut qu'on lui parle. Vous pourriez pas y venir avec nous pour y causer ? — Mon pauvre Clément, je doute que ma présence vous aide en quoi que ce soit. Mon père me supporte de plus en plus mal, depuis qu'il a compris que je refuserai toujours de prendre la verrerie à sa suite. Je ne vous serais d'aucun secours, peutêtre même au contraire. Mais ma mère est là, qui saura sûrement vous assister, elle. Vous la connaissez. — Pour sûr, m'sieur René. Mais on peut vous demander où que vous allez, là ? — Bien sûr. Je retourne à la verrerie pour voir la suite des événements. — Feriez mieux de rester chez vous, m'sieur René. Ce cinglé de Jadoul a entraîné tout le monde devant chez Delcourt, pour qu'y z'y cassent tout. Ca va mal finir, je suis sûr que les cognes y vont charger. Y’aura sûrement des blessés. Feriez mieux de rester à l'écart, peut être bien. — Tu as à la fois raison et tort, mon bon Clément. Seulement figure-toi que j'ai la ferme intention de parler à mon père et d'essayer de le persuader d'arrêter ce conflit imbécile. Pour y parvenir, il faut bien que j'ai des arguments, tu ne crois pas ? — Dans ce cas, tâchez moyen de pas prend' un mauvais coup, m'sieur René. Ce serait pas juste. — Ne t'inquiète pas pour moi, Clément. Je suis encore capable de prendre à temps mes jambes à mon cou, si ça tournait mal. Bonne chance avec mon père, mes amis. — Merci à vous, m'sieur René. Vous êtes un brave homme, vous. René donna une bourrade au vieil homme et reprit sa route. Ses pas le dirigeaient dorénavant en direction de la verrerie de Delcourt. Le petit groupe, quant à lui, avait repris le chemin de la maison familiale des Scobart. René se retourna un instant pour les regarder s'éloigner.  — Ils doivent être drôlement à bout, pour tenter une telle démarche. La faim a fini par vaincre leur timidité. Pauvres gens... Le petit groupe tourna au coin de la rue. Le jeune homme resta quelques instants pensif, contemplant la rue redevenue déserte. Dans sa tête, il était en train d'esquisser la composition d'un morceau de violon, que la situation lui inspirait. Distraitement, il en sifflota quelques mesures. Revenant à la réalité, il s'ébroua



55
comme pour secouer la soudaine mélancolie qui pesait sur ses épaules, puis repris sa route un instant interrompue. Une patrouille de gendarmes montés le dépassa au pas. Le gradé qui commandait la vingtaine d'hommes jeta un coup d'œil un peu appuyé à ce jeune homme avec une allure d'artiste. Son regard croisa un instant celui de René. Ils avaient sensiblement le même âge. Curieusement, l'officier esquissa un bref salut de sa main gantée, à la surprise de René. Celui-ci lui répondit d'un léger signe de tête. Il comprit que le militaire avait reconnu en lui un fils de bourgeois, ce dont il ressentit quelque honte, à son corps défendant. Il comprit aussi que dans ce geste, le jeune officier avait également mis toute sa crainte, due à son évidente inexpérience (il était si jeune). Un besoin, sans doute, d'un geste de civilité dans une ville où il n'avait jusqu'ici ressenti qu'une violente hostilité. René eu l'intuition que cette marque de politesse cachait un grand désarroi. Il ne put s'empêcher de se dire que ce désarroi pouvait devenir très dangereux, en cas de difficultés. Obéissant à une subite impulsion, il accéléra le pas pour ne pas perdre la patrouille de vue.

*

Clément Verdeilhan et sa petite troupe de traîne misère était arrivé devant la grille de la belle demeure des Scobart, en plein cœur de la ville. Devant lui s'étendait le grand parc, véritable désert à franchir. Jamais encore il n'avait eu l'occasion de venir en ces lieux. Si Verdeilhan était comédien, il appellerait « trac »  ce qu'il ressentait pour le moment. Mais le vieil homme n'est pas comédien, tant s'en faut. Et dans son langage, le trac s'appelle tout bêtement « trouille ». Clément Verdeilhan a la trouille. Plus encore que tout à l'heure, quand il a démoli Jadoul. Il est vrai que là, c'est la colère qui le poussait. Ici, c'est autre chose. Ses compagnons n'en mènent pas beaucoup plus large que lui. Ils sont serrés en paquet compact derrière leur chef de file. Les femmes, surtout, ont l'air de moineaux frileux sur une branche. Clément n'a qu'un geste à faire : tendre le bras vers la poignée de la cloche qui pend au pilier de droite du portail. Mais ce simple geste lui coûte. Intérieurement, il se morigène :  — Allons, voyons, tu le connais bien pourtant, Henri Scobart ! T'as pu le vérifier, que c'était un homme comme les autres, quoi ! Y t'a jamais mangé, quand même, le « singe ».  Inconsciemment, Clément a utilisé le mot de « singe », chose qu'il ne fait jamais. C'est évidemment pour se donner le courage qui lui manque sur l'instant. Il tend le bras, encore hésitant, vers la poignée de la sonnette, lorsque la situation se débloque d'elle-même, tout naturellement. Le « salut »  vient de l'apparition d'un homme, le jardinier. Avisant la délégation qui se presse au portail, il s'approche d'eux et leur demande ce qu'ils veulent.



56
— On voudrait parler à m'sieur Scobart, dites-y que c'est quelques ouvriers de chez lui, avec leurs femmes et que c'est important. — Attendez là, je vais voir s’il peut vous recevoir. Le jardinier s'éloigne. Il a jeté un regard rapide sur la dégaine de la délégation. Clément a surpris une sorte de pitié condescendante dans le regard de l'homme. Un peu de mépris, aussi. Il en ressent une sorte de honte, mais également une sourde colère. — Qu'est-ce qu'y croit, ce gratte pelouse ! Y vaut pas mieux que nous, avec son beau tablier vert ! C'est un prolo, comme nous tous ! C'est pas parce qu'il mange à sa faim... Sûr, y bouffe, lui, mais dans les cuisines ! Minable va ! Le jardinier reparaît, accompagné d'une dame en robe à crinoline. Clément devine qu'il s'agit de Mme Scobart. Il ne la connaît pas, si ce n'est par ce que sa femme lui a rapporté de l'église et de l'ouvroir du père Bouillon. Il ne l'a jamais vue. Mais en même temps, il pousse un soupir de soulagement intérieur. Il pressent que les discussions seront facilitées si l'épouse de son patron sert d'intermédiaire. Une femme, ça devrait être sensible aux misères du monde, non ? Du moins, il l'espère fortement. D'un geste, il enlève sa vieille casquette, raide de sa sueur. C'est alors qu'il réalise qu'il l'avait gardé pour s'adresser au jardinier. — Décidément, cette histoire de classes, même moi, je l'ai dans ma caboche ! Je me découvre devant cette dame que je connais pas, alors que je suis resté couvert devant ce type, qu'est peut être bien qu'un domestique, mais tout de même. Pourtant, on est ben tous pareils, bonguieu ! Faudra longtemps pour qu'y change, c'te monde, sacrédiè ! Claire Scobart, car c'est bien elle, s'approche de la grille, et d'un rapide coup d'œil estime la situation. Son regard s'arrête un instant sur une toute jeune femme, dont les grands yeux mangent la presque totalité d'un visage amaigri, émacié par la faim et la malnutrition. Un petit pincement au cœur l'assaille. Elle identifie cette sensation comme la manifestation d'une sorte de culpabilité. Ce n'est pas la première fois qu'elle ressent cette impression. Elle a d'ailleurs déjà fait part de son sentiment à son mari, qu'elle désapprouve quelque peu de s'être laissé entraîner dans cette aventure par son syndicat patronal. Devinant qu'il s'agit de lui, elle s'adresse à Clément. — Vous êtes Clément Verdeilhan, n'est-ce pas ? Mon mari m'a souvent parlé de vous. Ouvrez la grille, Firmin, je ne risque rien. Le jardinier s'exécute. Claire poursuit, une fois la barrière de fer qui la séparait du petit groupe repoussée contre le mur de clôture : — Vous voulez voir mon mari, n'est-ce pas ? Je suppose que c'est pour lui demander d'arrêter cet affreux lock-out, qui a assez duré. Je pense qu'il acceptera de vous recevoir. Quant à moi, je resterais présente, si ça ne vous gêne pas. Mais auparavant, suivez-moi aux cuisines. Madame est prête à défaillir de faim (elle a désigné la jeune femme, qui en effet est à deux doigts de tourner de l'œil, à cause



57
de la faim, bien sûr, mais aussi de l'émotion et de la crainte qui l'étreint). Vous ne refuserez pas une collation, je suppose ? Clément jette un coup d'œil à ses « troupes ». C'est vrai qu'ils ont l'allure de mendiants, plus que d'ouvriers venant simplement réclamer leur dû. Un sentiment d'absurde fierté le fait hésiter, puis, impressionné lui aussi par la paire d'yeux inconsciemment suppliante, il répond : « C’est pas de refus, m'ame Scobart. C'est vrai qu'y fait rien faim... » Claire esquisse un sourire, provoqué par l'expression patoisante, aussi bien que par la situation. Fine mouche, elle a perçut l'hésitation de l'homme. « Suivez-moi ». Elle les entraîne vers l'aile gauche du bâtiment, où se trouve l'office. Les gueux emboîtent le pas à la maîtresse de maison. Au rez-de-chaussée, derrière les rideaux de son bureau, Henri Scobart observe la scène, pensif. Puis il laisse retomber le voilage qu'il avait légèrement soulevé de la main et se dirige vers le grand fauteuil voltaire placé devant sa table de travail et s'y laisse tomber avec un soupir. Derrière son visage qui semble impassible, on devine néanmoins le tumulte des sentiments qui l'agite.

*

La petite escouade de gendarmes est arrivée sur une placette, où d'autres cavaliers ont déjà pris position. Pour le moment, les hommes ont mis pied-à-terre et vérifient le harnachement de leurs montures. Le jeune gradé descend de cheval, tandis qu'un sous officier de la section déjà sur place s'approche de lui. Après un garde-à-vous et un salut réglementaire, le sous-officier se présente : — Brigadier Auguste Foubert, de la première section du 2ème groupe de gendarmerie de Dieppe. Mes respects, mon Lieutenant. — Lieutenant Jeanton, groupe d'Arras. Repos, brigadier. Dites-moi : comment les choses se présentent-elles ? — Pour l'instant, plutôt calmement, mon lieutenant. Il y a un groupe d'une cinquantaine de personnes qui s'agitent devant les ateliers Delcourt, là-bas, au bout de la rue. Mais ils viennent d'être rejoints par une vingtaine de personnes qui arrivent d'une autre verrerie, à ce que j'ai cru comprendre. Ceux-là m'ont l'air plus vindicatif que les précédents. J'ai envoyé deux gendarmes en éclaireurs. Vous pouvez les distinguer, ils approchent de l'endroit, mon lieutenant. Jeanton, mettant sa main en visière devant les yeux, scrute la rue qui débouche en face des verreries Delcourt, dont les grilles sont évidemment closes, et qui semblent assiégées par une foule houleuse. Les deux cavaliers envoyés par le sous officier sont arrivés à la hauteur des manifestants et semblent avoir entamé un dialogue avec certains d’entre eux. Le jeune lieutenant se dit en lui-même qu'il est bien imprudent de la part de son subordonné d'avoir ainsi envoyé deux hommes seuls, mais ne le formule pas au brigadier Foubert. Il n'a pas le temps de poursuivre plus loin ses réflexions, les deux gendarmes envoyés en éclaireurs ont



58
tourné bride et reviennent au petit galop vers leur position. Le plus âgé d'entre eux, un homme vigoureux à la moustache très fournie, arrête son cheval à hauteur du jeune lieutenant. — Gendarme Bouvard au rapport, mon lieutenant. — Allez-y, gendarme. Qu'avez-vous appris ? — Les derniers arrivants viennent de la verrerie Scobart, mon lieutenant. Uniquement des hommes, et plutôt jeunes. Une vingtaine, si j'ai bien compté. Il y a aussi parmi eux des traîne-savates qui ont rejoint le groupe des verriers Scobart en cours de route. Il semble y avoir un meneur, parmi eux. Celui qui a la casquette noire et le foulard rouge autour du cou. Plusieurs d'entre eux disposent de bâtons et de manches de pioche. Ils parlent de tout casser et de foutre le feu, sauf votre respect, mon lieutenant. Pendant que le gendarme Bouvard fait son rapport, René, qui a finit par rattraper la patrouille, continue d'avancer sur le trottoir de la rue qui mène aux verreries Delcourt. Arrivé à l'angle de la rue, il tourne sur sa droite et, disparaissant à la vue qu'on a de la position des gendarmes, il se renfonce dans une encoignure de porte et observe la scène en curieux. Le brigadier a cependant eu le temps de le voir. Il interpelle aussitôt le lieutenant : — Mon lieutenant, il y a un quidam en costume de bourgeois qui me semble s'être mis en observation non loin des grilles de l'usine. — Vous en êtes sûr, brigadier ? Que diable va-t-il faire par-là, celui-là ? — ...Me le demande... Chef Manifacier : prenez deux hommes et avancez-vous assez près de façon à ne pas le perdre de vue. Exécution. Les trois gendarmes s'exécutent aussitôt, allant prendre position à une trentaine de mètres du coin de la rue, d'un endroit où la cachette de René est sous leur angle de vision. Plus haut dans la rue, le lieutenant dispose ensuite ses hommes dans l'éventualité d'une intervention rapide. Il les fait remonter sur leurs chevaux, prêt à toute éventualité. On entend clairement les cris de la petite foule devant les grilles. Ils sont sans équivoque : Delcourt est violemment pris à partie et insulté par les manifestants. Pour le moment, ce ne sont que des cris, sans autres gestes de violence. Maxime Jadoul et l'homme à la casquette et au foulard se sont concertés dans un coin du portail, dès que les deux groupes ont réalisé leur jonction. L'homme à la casquette semble un habitué des manifestations, voire des émeutes. Il explique à Maxime les tactiques à adopter : — Tout d'abord, continue à faire gueuler tes bonshommes. Ca les échauffe et ça les excite. Surtout, si tu sens qu'y faiblissent, relance les gueulantes avec des slogans simples. Pose des questions auxquelles ils ne peuvent répondre que «non». Pas «oui», «non» ! C'est très important. Du genre : Camarades, va-t-on longtemps se laisser voler notre pain ? Ou encore : Voulez-vous continuer à bosser dans les conditions actuelles ? Etc. Bref, faut qu'y s'habitue à dire «Non». Plus y seront prêt à dire « non», plus y seront chaud pour casser, tu piges ?



59
— Ouais ! Mais après ? — Après, si ça dure assez longtemps, les pandores vont s'assoupir sur leurs selles. Quand ils s'y attendront le moins, faut commencer à casser des carreaux avec des cailloux. Ca excite et ça fait un joli bruit. J'ai un de mes gars qu'a les outils pour faire sauter la chaîne du portail. Y aura plus qu'à rentrer et les laisser faire. Dès le premier meuble en miettes, le reste suivra. Fais-moi confiance, j'ai l'habitude. A ce moment là, les cognes vont sûrement se réveiller et charger. Y faut que tes gars qui seraient resté dehors se divisent en deux groupes : un qui file à gauche, par la rue Meunier, l'autre qui file à droite vers le port. Ca obligera automatiquement les «hussards»  soit à choisir, soit à se diviser. Alors là, écoute bien. Sitôt que vous vous sentez rattrapés, faut piler net et faire brutalement demi-tour, en rasant les murs. Les gendarmes auront pas la place de faire volte face assez rapidement. On regagnera alors du terrain. Maintenant regarde : tu vois ces deux bistrots, de chaque côté de la rue Meunier ? Y vont nous servir. Ecoute voir par ici...  L'homme s'est mis à parler bas à l'oreille de Maxime Jadoul. Au fur et à mesure que celui-ci entend les explications de l'agitateur, son visage s'éclaire et il en arrive même à éclater de rire. — T'es sûr que ça marche ? Je suis impatient de voir ça, Bonguieu. On va bien se marrer, sacrédiè !

*

Clément Verdheillan se tartine une nouvelle tranche de gros pain bis. Il étale une épaisse couche de saindoux sur la mie fraîche. Devant lui, sur la table, un énorme saucisson est en train de diminuer de longueur à toute vitesse. Dès qu'un homme s'est coupé une ou deux tranches, un autre se précipite pour en faire autant. Des bols de soupe épaisse et fumante sont disposés devant chacun des ouvriers et de leurs femmes. La bouche pleine, Clément se tourne vers Claire Scobart, dont les yeux brillent d'amusement à voir l'appétit de la petite troupe. — C'est un repas de Noël que vous nous servez là, m'ame Scobart ! Y avait fichtrement longtemps que j'avions pas vu un tel saucisson. — Vous vous partagerez ce qui reste et vous l'emporterez, mon bon Clément. Et puis je vais vous faire préparer des paniers à emporter chez vous. Ca vous nourrira toujours une paire de jour, vous et vos enfants». — Je sais pas comment vous remercier, m'ame Scobart. Mais faut point que j'oublie que je suis venu là pour causer avec le patron, sauf votre respect. — Mangez toujours, c'est ça de pris. Henri ne va pas tarder à venir nous rejoindre. Il sera alors toujours temps de discuter. Clément ne se le fait pas dire deux fois. D'autant que la cuisinière vient de déposer une énorme cafetière sur la table, et qu'elle répartit de nouveaux bols devant les malheureux affamés. Claire Scobart ne peut s'empêcher de penser à des rescapés



60
sauvés de la mer, où ils auraient passé de longues journées après un naufrage. C'est à ce moment-là qu'Henri Scobart fait son entrée. Il se campe devant son contremaître.  — Alors, Clément, on s'empiffre joyeusement, à ce que je vois ? Clément s'est retrouvé debout d'un bond. Il tente désespérément d'avaler d'un bloc l'énorme morceau de pain qu'il vient d'enfourner. La phrase du patron l'a pris à l'improviste et il est devenu rouge comme une tomate, moitié en s'étouffant, moitié par timidité et surprise. Il finit par articuler : — Bien le bonjour, patron. Je m'excuse... Excusez-nous.. Ben voilà... Heu... — Calme-toi, Clément. Ne t'étrangle pas, j'ai mon temps. Après tout, le travail ne nous presse pas aujourd'hui, pas vrai ? Clément ne sait s'il doit rire de la boutade ou la prendre pour une provocation. Amicale, mais provocation tout de même. Il opte pour la solution de rester coi, attendant la suite. — Je suppose que vous êtes venus me demander de lever le lock-out ? — Ben, oui, m'sieur Scobart. Vous comprenez, c'est plus tenable. Les mioches hurlent de faim, les femmes nous houspillent, les commerçants refusent de nous faire crédit. Pour le dire vrai, on est à bout, faut faire quelque chose. Nous encore, on est pour un arrangement pacifique, mais je ne vous cache pas qu'y en a certains que je connais qui sont près à tout casser, parole ! — Je sais tout ça, Clément. Crois bien que ce n'est pas de gaieté de cœur que je me suis résolu à faire comme mes collègues. Je n'avais pas le choix, et de toute façon vous auriez fait grève. Nous en serions donc au même point, tu ne crois pas ? — Je sais plus, m'sieur Scobart. Cette histoire de ce môme battu, de votre neveu que Delcourt a jeté à la porte, ça paraît pas naturel. On dirait qu'il a fait exprès de précipiter le désordre, sauf votre respect !  — Tu ne crois pas si bien dire, mon pauvre ami. Nous nous sommes tous retrouvés devant le fait accompli. Je t'avoue que moi aussi, je voudrais bien voir tout cela se terminer. Mais il faut que tu saches quelque chose : jamais le noyau dur du syndicat des maîtres verriers n'acceptera de rouvrir les ateliers s'il n'obtient pas la certitude que vous dissolviez vos syndicats. Je sais que c'est leur condition première à toute levée du lock-out. — Vous nous demandez de reculer parce qu'on est affamé, m'sieur Scobart, mais à mon sens, c'est pas une bonne chose, sauf votre respect. Supposez qu'on accepte aujourd'hui, ce sera avec un sentiment de défaite et d'amertume. Et pour sûr, si qu'on n'a plus de syndicat ouvertement, y'a gros à parier qu'y-z’en créeront un clandestin, en quelque sorte. Et un jour ou l'autre, y réapparaîtra au grand jour, et ce jour là, y faudra tout recommencer, aussi bien pour vous que pour nous, pardine !



61
— Ce que tu dis là est frappé au coin du bon sens, sacré Clémént. Je n'aurais pas cru que tu pourrais développer une telle vision à long terme. Mais je suis à peu près sûr que tu as raison. C'est d'ailleurs ce que je vais tenter d'expliquer à mes collègues dès ce soir. Nous avons une réunion plénière pour décider de la suite des événements. En attendant, je vais boire une tasse de café avec vous, si vous le permettez. Tu me raconteras ce que tu sais des intentions de Jadoul, par exemple. Il est bien plus dangereux que vous, mes pauvres amis. Finalement, lui et Delcourt se ressemblent, tu ne trouves pas ? — Justement, c'est devant chez Delcourt qu'il est parti, le Jadoul. Et pas avec des fleurs. J'ai peur que ça ne tourne mal...

*

De son encoignure, René est en train d'observer un des manifestants s'activer devant la grille. Pour ce qu'il peut en apercevoir, il lui paraît que l'homme s'efforce de couper la chaîne du cadenas avec une énorme pince. « Les assiégeants ont l'air décidés à donner l'assaut ». Soudain, il croise le regard d'une femme qui l'observe. Sans doute depuis quelques temps, mais il ne s'en était pas aperçu. Sur son visage, un rictus est figé. Difficile de qualifier cette grimace de sourire. Lorsqu'elle s'aperçoit que René la regarde, elle lui tend un poing, avec de la haine dans le regard. Son geste attire l'attention de son voisin qui, se retournant, découvre René au creux de sa cachette. — Eh, les poteaux ! Y'a un bourgeois qui nous espionne, de l'autre côté de la rue. Qu'est-ce que vous dites de ça ? Trois ou quatre de ses compagnons se retournent et découvrent à leur tour le jeune homme. — C'est ma foi vrai ! C'est-y qu'y viendrait nous narguer, ce particulier là ? — Faut se gaffer, faudrait pas que ce soye un perdreau mis là pour nous retapisser après, bonguieu ! — Dans ce cas, y a qu'à lui faire passer le goût d'espionner ! A moi, vous autres !  Y'a un flic en embuscade, là derrière ! Une bonne partie de la troupe d'émeutiers semble tout d'un coup décidée à abandonner le sac de la verrerie pour s'en prendre au spectateur isolé. De son poste d'observation, le gendarme Manifacier se rend compte aussitôt de la menace qui se dessine pour le jeune homme. Vieux routier des manifestations, il sait qu'il faut peu de choses pour canaliser la haine d'une foule en colère. Sans hésiter, il dépêche l'un de ses hommes vers l'escouade avec mission de ramener un peloton, puis, avec celui qui reste, il se dirige rapidement vers le coin de la rue. « Fonçons, Alfred ! Cet étourneau va se faire mettre en pièce si nous n'intervenons pas ! »  Il n'a pas tort. D'un brusque mouvement tournant, le gros des manifestants a complètement cerné le pauvre René, qui n'en mène pas large ! Plusieurs d'entre



62
eux sont en train de lui hurler des insultes sous le nez. L'un d'eux l'a d'ailleurs attrapé par le col de sa veste et s’est mis à le secouer d'importance, en le traitant de « sale flic ! ». Une femme, non des moins acharnées, fait cependant remarquer qu'elle n'a jamais vu des perdreaux en costume de velours et cravate lavallière. Ce à quoi, une autre lui répond que de toute façon, « ce godelureau fait visiblement pas partie de notre monde, et que ce serait pitié que de pas lui faire la peau, à ce minable de petit bourgeois bien gras ». Sans que rien ne l'ait laissé prévoir, un des hommes donne un énorme coup de poing dans l'estomac de René. Le souffle coupé, il se plie en deux. C'est pour mieux recevoir un magistral coup de genou en pleine face, qui lui fait voir une explosion de lumières fulgurantes. Avant de sombrer dans l'inconscience, il entend néanmoins un cri de femme :  — Attention, les amis, voilà les cognes qui chargent ! Alerté par le gendarme, le lieutenant Jeanton a fait mettre sabre au clair. — Ne frappez que du plat, surtout ! Je ne veux pas de blessé. Dégagez-moi cet étourneau, puis dispersez-moi ces sauvages ! A mon commandement, petit galop, chargez ! D'abord surpris par la volte face de leurs camarades, qui, s'intéressant à René, ont tourné le dos à la verrerie, Jadoul et l'homme au béret ont rejoint leur troupe et s'emploient à les diriger vers le bas de la rue du port. Les manifestants se dispersent comme des moineaux, certains suivant leurs chefs, d'autres s'efforçant de fuir devant la furia des gendarmes. Le plus gros de la bande se dirige maintenant vers le bistrot qui a été désigné à Jadoul, abandonnant René, à genoux sur le trottoir, qui tente de retrouver ses esprits. La charge de cavalerie le dépasse, lancée à la poursuite des fuyards. Sur le point d'être rejoints, une moitié d'entre eux fait subitement demi-tour, prenant les gendarmes à contre-pied. S'en suit un flottement qui permet à une partie des ouvriers de s'engouffrer dans le bistrot le plus éloigné. Sans reprendre haleine, les hommes se mettent à précipiter dans la rue tables, chaises, portemanteaux. En un tournemain, le mobilier du bistrot constitue une véritable barricade dans la rue étroite. Les chevaux, peu habitués à franchir une barrière aussi inattendue, refusent l'obstacle. Presque simultanément, la partie du groupe qui a remonté le courant et est entrée dans l'autre établissement, a opéré de même, sous les ordres de l'homme au béret. L'escouade se trouve ainsi prise entre deux barricades improvisées. Sans recul pour prendre leur élan, les cavaliers se trouvent rapidement entourés de la bande d'inconnus qui a rejoint les verriers. Ils semblent rompus à ce type d'opération. Tandis que certains hommes se retrouvent d'un côté des cavaliers, les autres les abordent par l'autre flanc. Et tout se passe très vite. Sans même se soucier des coups de plat de sabre, que les gendarmes, qui se gênent mutuellement, ont du mal à donner, les gaillards les désarçonnent prestement, leur faisant vider les étriers. Le lieutenant Jeanton s'est affalé lourdement sur le dos. Sans qu'il ait le temps de se redresser, l'homme au béret lui saute à genoux sur la poitrine. Hyacinthe Jeanton a le temps de voir briller



63
l'acier d'un couteau dans la main droite de l'homme. Une pensée absurde lui traverse l'esprit : « ça doit être ça, qu'ils appellent un eustache ». Une douleur fulgurante à la poitrine lui coupe le souffle. La dernière image qu'il emporte dans son évanouissement est celle du foulard rouge de l'homme. Puis tout devient rouge, puis noir... Un violent hoquet le fait se cambrer. Puis il retombe, inerte, une écume sanglante aux lèvres...



64
Chapitre 6 Le petit Lieutenant

Henri Scobart s'est installé en face de Clément. Il empoigne le bol de café que la cuisinière a poussé devant lui et souffle dessus pour refroidir le breuvage bouillant. Tous les ouvriers présents autour de la table se sont arrêtés de manger, figés par la présence du patron. Clément ne sait plus quoi dire, lui qui a déballé d'une traite ce qu'il avait sur le cœur. Quant à dire ce qu'il sait à propos des intentions de Jadoul, comme le patron le lui a demandé, il hésite un peu. Ne seraitce pas trahir ses camarades ? Il sait que Jadoul est avant tout décidé à faire peur au patronat. L'idée de négocier ou d'entamer quoi que ce soit comme discussion ne l'effleure même pas. Pour lui, il n'y a qu'une solution : déposséder les patrons et distribuer aux ouvriers. A chaque réunion du syndicat, il ramène cette opinion sur le tapis. Pas question de transiger, il veut tout, tout de suite. Clément n'est bien sûr pas d'accord avec lui. Entre eux, ce ne sont que continuelles algarades. Mais de là à dévoiler ses intentions, c'est un pas que Clément se refuse à franchir. Même avec monsieur Scobart.  — Alors, Clément, qu'est-ce qu'il a dans le ventre, notre ami Jadoul ? — Oh, vous savez, m'sieur Scobart, moi, je partage pas ses opinions. Je suis persuadé qu'on peut s'entendre. Y suffirait d'un effort de la part de tout le monde, et les choses iraient mieux... — C'est l'homme qui parle ou le syndicaliste ? — Ben... C'est plutôt l'homme, vu que le syndicaliste, y faut qu'y prenne l'avis de son syndicat, vous comprenez ? — A ton avis, que vont répondre tes camarades quand tu leur annonceras que la condition de reprise des activités passe par la dissolution du syndicat ? — Je vous ai donné mon impression là-dessus, m'sieur Scobart. Et je dois ajouter que je me mettrais du côté des camarades, si y décident de faire un syndicat clandestin. On pourra vraiment se défendre que si on est groupés. Je parle pas pour vous, m'sieur Scobart. Mais vous êtes pas tout seul, et des Gens comme Delcourt ou Dejonquet, y faut être fort pour leur résister. Je devrais pas dire ça, mais eux, c'est des patrons comme on voudrait plus qu'y en ayent, vous voyez ? — Mettons que je n'ai rien entendu. Néanmoins, je ferai part de tes remarques au comité. Je doute que cela les fasse réfléchir, mais j'essaierai, je te le promets. D'autant que je ne suis pas loin de partager ton avis. — Et puis faut dire qu'y a pas que les patrons comme vous, m'sieur Scobart. Y'a aussi les grosses boîtes, et là, y'a plus vraiment de patrons. C'est que banques, financiers et compagnie. Eux, y comprennent que la manière brutale, vu qu'y comprennent que quand ils gagnent ou perdent de l'argent... Clément n'a pas le temps de finir sa démonstration. La porte vient de s'ouvrir brusquement, laissant passer un René échevelé, le visage tuméfié et couvert de



65
sang, les vêtements en désordre. Claire pousse un cri et se précipite vers son fils. René la rassure du regard et s'adresse à son père : — Père, y a eu un malheur devant chez Delcourt ! Les ouvriers massés devant la verrerie ont tenté de tout casser. Quand ils m'ont vu, ils ont tourné leur colère contre moi. J'ai failli passer un sale quart d'heure. Heureusement pour moi, l'escouade de gendarmes mobiles qui surveillait, pas loin, a chargé. Je n'ai pas pu tout voir, mais la bagarre a été générale et les gendarmes se sont laissés piéger par un stratagème diabolique. Il y a des blessés parmi les manifestants et les cavaliers, et je crois bien que le lieutenant qui commandait a été tué. — Qu'est-ce que tu racontes ? Tué ?! Mais c'est horrible ! — Tout ce que j'ai pu voir, d'où j'étais, c'est que bon nombre de gendarmes ont été désarçonnés et battus. A un moment donné, j'ai aperçu le petit lieutenant à terre, et un homme avec un béret et un foulard lui porter un coup de couteau. Comme leur charge m'avait dégagé, l'un d'eux m'a enjoint de filer, non sans avoir pris mon identité. Pour témoigner, m'a-t-il dit. Ils devraient me convoquer d'ici peu. — Mais qu'est ce que tu allais fiche là-bas ? Ce n'est pas ta place, de te mêler de ces émeutes ! Tu te rends compte que tu aurais pu prendre un mauvais coup ? — Y avaient des nôtres dans la bande, avec ce fou de Jadoul. Vous savez ce qui leur est advenu ? Clément n'a pas pu s'empêcher de poser la question. Il pense à ses camarades, et se reproche de n'avoir pas réussi à les persuader de ne pas suivre Jadoul. — La plupart ont réussi à s'enfuir avant que d'être inquiétés. Les plus acharnés étaient surtout des hommes que je soupçonne de ne pas être des ouvriers. Je ne les avais jamais vus à l'usine et je ne pense pas qu'ils soient des ateliers Delcourt non plus. Je crois qu'il s'agit d'agitateurs professionnels ou de voyous recrutés par Dieu sait qui pour semer le désordre. Seul Jadoul a été appréhendé. Il cognait un peu fort sur un gendarme à terre quand deux ou trois de ses collègues lui ont mis la main au collet. Je ne voudrais pas être à sa place, surtout si le petit lieutenant est mort ! — C'est la catastrophe ! Il y a fort à parier qu'avec un incident comme celui-là, les positions vont se durcir. Clément, il vaudrait mieux que vous rentriez tous chez vous, sans tarder. La maréchaussée va être sur les dents. Ne restez pas groupés, cela vaudra mieux. Croyez bien, tous, que je déplore profondément ce qui vient de se passer. Claire, te connaissant, je suppose que tu avais prévu de leur donner des provisions. Fais-le, les jours qui viennent vont être rudes. Inutile d'ébruiter ce don, mes amis. Ca ne servirait qu'à nous faire mal voir des plus intransigeants, aussi bien dans votre syndicat que dans le mien. Alors, motus ! Les esprits sont déjà assez échauffés comme cela. Pour ma part, je vais prendre contact avec Amédée, pour que nous sachions comment réagir ce soir, à notre réunion plénière. Quant à toi, Clément, je t'enverrai René dès demain pour te tenir au courant. Je



66
voudrais que vous sachiez que, pour moi, il y a avant tout la verrerie Scobart, et que vous en êtes partie intégrante. Croyez bien que je m'efforcerai de tout faire pour que personne ne pâtisse trop de cette invraisemblable situation. Casquettes en main, les ouvriers se retirent les uns derrière les autres, sans oublier les paniers que Claire Scobart leur a fait préparer. Clément s'en va le dernier, après avoir remercié son patron. René, quant à lui, s'est affalé sur une chaise et s'est servi un grand bol de café. Sa mère est en train de lui préparer des compresses d'eau tiède pour appliquer sur son nez, qui prend des couleurs et des proportions inusitées. — Tu vois, René, je me demande si finalement tu n'as pas raison. Ta volonté de faire de l'art plutôt que des flacons te met normalement à l'abri de ces incroyables situations. J'aimerais faire comme toi. René ne peut s'empêcher de rire. — Je sais que tu fais de l'humour involontaire, mais si tu trouves que je suis à l'abri, tu ferais mieux de regarder mon nez ! Je vais faire mon petit effet dans les salons, avec un pareil appendice ! — Je te ferais remarquer que, si tu as les naseaux dans cet état, il ne faut t'en prendre qu'à toi-même ! Qui te demandait d'aller te fourrer là-dedans, aussi. Et puis, la boxe anglaise devient une activité sportive très à la mode. Tu n'auras qu'à prétendre que ce chou-fleur est le résultat de tes entraînements sportifs. Voilà qui devrait séduire tes auditrices, non ? — Très drôle, papa. (Les deux hommes rient de conserve, enfin complices) J'aimerais cependant que tu saches que, pendant cette crise, tu peux compter sur moi pour te seconder. Si la comptabilité ou les stocks ne m'intéressent que peu, cette situation est suffisamment inusitée que pour que j'aie envie de la suivre du plus près. — On a l'impression que tu parles du dernier spectacle coqueluche ! En tout cas, je te remercie, je suis très sensible à ton offre d'assistance. Et puisque tu le désires, je te propose de m'accompagner ce soir à la Chambre de Commerce où nous devons nous réunir. Je prévois que la séance sera orageuse...

*

— S'il s'en tire, il a de la chance ! Pour le moment, je préfère ne pas me prononcer. En tout cas, c'est une chance que cela soit arrivé au Tréport, ce qui n'est heureusement pas trop loin de la clinique. Il n'aurait pas supporté un transport trop long. Maillard, vous me l'examinerez le plus complètement possible. Vous, par contre, vous avez une certaine chance. Ce n'est pas tous les jours qu'un stagiaire se voit confier les soins d'un blessé par arme blanche. Tâchez de vous rappeler tout ce qu'on vous a appris en faculté. Un pneumothorax, c'est long à guérir. Mais si l'infection ne s'y met pas, sa jeunesse lui permettra peut-être de surmonter le choc. Triste époque ! Et j'ai l'impression que ce n'est pas fini. Maurice Maillard



67
remercia le « patron »  d'un signe de tête. Il venait d'arriver comme interne à l'hôpital d'Eu, et il s'en réjouissait. C'est en effet dans cette ville qu'il avait l'intention de s'établir une fois ses études terminées, surtout que c'était la ville de son enfance, ses parents y habitaient rue Thiers avec sa sœur Jeanne. Non seulement, il se retrouverait dans sa ville natale, après de longues années passées dans la capitale à poursuivre ses études, mais il y avait aussi cette petite Andrée Scobart, du Tréport, qu'il avait rencontrée tout récemment, et qui ne lui était pas indifférente. Et le Tréport, ce n'est finalement qu'à quelques kilomètres... Il éloigna cependant ces idées qui le comblaient d'aise pour penser à son travail. C'est vrai que le voici devant un cas peu banal. Ce n'est en effet pas tous les jours que l'on a à s'occuper d'une victime de la violence sociale, dans une petite ville de province. Les rixes après boire entre marins se limitent généralement à des réductions de fractures ou à des pansements sur des yeux pochés. Les coups de couteaux sont rares ou alors plus bénins. Là, la blessure du jeune lieutenant était très sérieuse. Il se promettait de mettre en pratique ce qu'il venait d'apprendre à propos d'hygiène et de prophylaxie. Les travaux de Pasteur, à peine appliqués plus de cinquante ans après, à propos des microbes et de l'asepsie n'étaient pas encore monnaie courante dans les hôpitaux. Maurice Maillard se promit de ne pas se laisser aller à la facilité qui présidait encore auprès des internes et des infirmières et d'être intransigeant dans le traitement du jeune militaire. Il était persuadé que, dans le cas présent, le plus grand danger était l'infection. Il se fit un pari à luimême : il sortirait le jeune homme de ce mauvais pas. C'était une question cruciale pour sa future carrière. Il sentait d'instinct, aussi, que si le gendarme venait à mourir, la situation conflictuelle de la cité tournerait à l'affrontement sanglant. La responsabilité que l'on venait de lui faire endosser dépassait et de loin le simple devoir du médecin. Que Hyacinthe Jeanton vienne à mourir, et ce n'est plus du plat du sabre que ses collègues frapperaient. Les réactions des ouvriers seraientelles aussi empreintes de haine et de violence. Nul ne saurait alors où tout cela s'arrêterait. Maurice Maillard se senti un peu effrayé devant l'ampleur de la responsabilité qui venait de lui échoir. En même temps, ce n'était pas pour lui déplaire. Tout en ruminant ces pensées, Maurice Maillard était arrivé à la chambre du gendarme blessé. Un rapide coup d'œil lui permit de vérifier que le jeune homme était plongé dans une totale inconscience. Une infirmière était justement en train de préparer différents flacons sur la table de nuit du blessé. Maillard observa les gestes de la femme. Celle-ci devait avoir dans les 35-36 ans. Ses mouvements étaient précis, indiscutablement professionnels. Le jeune docteur se félicita de son observation qui, pour avoir été rapide, n'en était pas moins complète. Ses premières impressions étaient bonnes. Elle ne lui sembla ni trop jeune, et donc inexpérimentée, ni trop âgée et donc porteuse d'habitudes difficiles à contrer. 



68
— Bonjour, mademoiselle. Permettez-moi de me présenter : Maurice Maillard, nouvel interne. C'est moi que le docteur Giraud a chargé de m'occuper du lieutenant Jeanton. Vous êtes l'infirmière de cet étage ? — Bonjour docteur. De cet étage et de tout le bâtiment. Je suis Simone Noël, infirmière en chef de la clinique. Bienvenue parmi nous. On m'avait prévenue de votre affectation. Je serai ravie de travailler avec vous. — Permettez-moi de vous poser une ou deux questions. Avez-vous entendu parler des travaux de Louis Pasteur ? — Vous voulez parler des règles d'hygiène et de prophylaxie ? Oui, docteur. Seriez-vous un adepte de ces méthodes ? — Tout à fait. Pas vous ? — Si, justement. Je me bats depuis de longues années pour les appliquer systématiquement. Il faut que vous sachiez que j'ai d'abord travaillé dans une maternité d'Amiens. Dans un premier temps, j'ai eu toutes les peines du monde à persuader mes collègues et les médecins qu'il nous fallait suivre les préceptes préconisés par le professeur Semmelweiss en matière d'asepsie. Figurez-vous que, bien que vieilles de plus d'un demi-siècle, ces règles restaient lettre morte dans l'établissement où je travaillais. Il m'a fallu de longs mois d'effort pour les faire admettre. Les cas de fièvre puerpérale ayant quasiment été éradiqués, grâce à mon insistance, ces fameuses règles ont fini par être adoptées par tous. A mon arrivée ici, j'ai eu tout à refaire. Quant aux travaux de monsieur Pasteur, le docteur Giraud prétend qu'ils ne servent à rien et que c'est du temps perdu que de les prendre en compte. Maillard avait perçu le ton de désapprobation qui accompagnait les propos de l'infirmière. Il poussa plus loin son questionnement. — Je vous propose de les appliquer systématiquement dorénavant. Principalement avec ce jeune patient. Qu'en dites-vous ? — J'en dis que vous m'en voyez ravie, et que vous pouvez compter sur moi pour ce faire, docteur ! — Permettez-moi d'insister encore : il ne s'agit pas simplement de sauver ce jeune homme. A mon avis sa survie ou son décès risquent d'influencer gravement les événements qui se déroulent actuellement en ville, surtout au Tréport ! Sans vouloir jouer les Cassandre, je crois pouvoir dire que, si nous le maintenons en vie et le sauvons, nous aurons évité une révolte grave, si pas une révolution. Vous me suivez ? — On va bien s'entendre, docteur. Ce sont exactement les pensées qui m'agitaient avant votre arrivée. Vous pouvez compter sur moi. Vous vous chargez du docteur Giraud, et moi je me charge de mes infirmières. Topez-là ? L'expression de maquignon amusa Maillard. Il se félicita des bonnes dispositions de la femme. Sans sa collaboration, il aurait été désarmé. On ne bouscule pas


facilement des habitudes, surtout mauvaises, quand on vient de débarquer. Il venait de se faire une alliée de poids.


Chapitre 7 Sur les Terrasses

René était un peu désemparé. Sorti du commissariat où il venait de faire sa déposition, il regarda autour de lui sans être capable de se décider pour une direction ou une autre. Il avait une forte envie de rendre une visite au petit lieutenant sans qui il aurait passé un fort mauvais quart d'heure. C'était assez démoralisant de penser que ce jeune homme, en venant à son secours, se retrouvait à l'hôpital, à sa place. Dans un premier temps, René avait été soulagé d'apprendre que, contrairement à ce qu'il avait d'abord pensé, le petit lieutenant n'était pas mort, mais seulement grièvement blessé. Il se promit d'ailleurs d'aller lui rendre une visite à l'hôpital d'Eu, où il avait été transporté immédiatement après que son escouade eu réussi à faire place nette. En dehors du lieutenant Jeanton, personne n'avait été sérieusement blessé. Quelques gendarmes souffraient bien un peu d'ecchymoses suite au fait qu'ils avaient un peu brutalement vidé les étriers. Certains d'entre eux arboraient de jolis coquarts aux yeux. En d'autres circonstances, René aurait trouvé la chose plutôt risible. Mais le drame du jeune officier lui enlevait toute envie de sourire, tant s'en fallait. Le jeune homme avait aussi appris que Jadoul, après sa brillante démonstration de punching-ball sur pandore, avait été arrêté et conduit directement à la maison d'arrêt de Rouen, où, il en était sûr, il allait passer un vilain quart d'heure. Coups et blessures sur représentant de l'ordre dans l'exercice de ses fonctions, étant donnée la gravité des circonstances, il était à peu près sûr qu'il allait faire quelques mois de prison. Ne serait ce que pour l'exemple... René avait enfourché son bon vieux vélo, son principal moyen de locomotion. Sur le « tandsat », sa boîte à violon était assurée par des « sandows »  cette toute récente invention arrivée d'Angleterre. Il n'y avait décidément que les Anglais pour inventer des objets aussi originaux que ça. Il fallait y penser, imaginer des gros élastiques terminés par des crochets et permettant d'arrimer n'importe quoi sur un porte-bagages de vélocipède. Tout à ses pensées diverses, sans lien les unes avec les autres, René avait pris la direction d'Eu, afin d'y rendre une visite à Hyacinthe Jeanton. Au fil des tours de roues, il se dit que cette visite était peut-être prématurée. D'après ses collègues, Jeanton avait été transporté sans connaissance et au plus mal dans une ambulance automotrice de l'armée, présente au Tréport par on ne sait quel miracle (ces engins étaient en effet des plus rares). C'était une véritable chance d'en avoir trouvé une à disposition justement au Tréport.  S'arrêtant au bord de la route pour réfléchir, René décida qu'il remettrait cette visite à plus tard. Sans se l'avouer, il se sentit soulagé d'avoir pris cette décision. Faisant demi-tour, il repris le chemin du Tréport. Curieusement, maintenant qu'il n'avait plus de but précis, il se sentait las, comme vidé de toute énergie. Une



sombre mélancolie venait brutalement de l'envahir. Se secouant moralement, il s'efforça de trouver un but à sa promenade. Une envie subite de jouer de son instrument le prit. Mais il n'avait cependant aucune envie de rejoindre son domicile, sachant que là-bas il lui faudrait soutenir une conversation épuisante, essentiellement tournée vers les derniers événements. Il venait à peine de les vivre, mais il n'avait aucune envie d’y replonger à nouveau, en paroles. Déjà qu'il avait dû les rabâcher plusieurs fois aux enquêteurs de la gendarmerie... Monter s'isoler dans sa chambre n'était pas non plus une bonne idée. Cette façon d'agir aurait très certainement pour effet de déplaire à son père, qui avait d'autres chats à fouetter. Il n'aurait pas été très politique, après la discussion qu'il venait d'avoir avec Henry Scobart, d'afficher une attitude qui avait l'heur, d'ordinaire, de le faire sortir de ses gonds. Quant à affronter la conversation qu'il devine, il ne s'en sentait décidément pas la force. Glissant distraitement sur sa bicyclette, le jeune homme longeait les quais du port sans y prêter réellement attention. En levant la tête vers le haut de la falaise, il avisa soudain le funiculaire qui en descendait. Invention récemment installée, comme d'ailleurs le pont transbordeur, cet engin, merveille de la technique du fer toute neuve (Eiffel ne venait-il pas d'inaugurer, en 1889, son horrible tour en plein Paris, pour une des expositions universelles qui s'y sont déroulées ? ), ce funiculaire permettait aux promeneurs d'aller admirer le paysage qui s'étendait jusqu'à l'horizon, sans devoir escalader le nombre incroyable de marches, jusqu’au au sommet de la falaise, ou faire un énorme détour par l'intérieur des terres. René explora le fond de ses poches pour vérifier s'il disposait des quelques pièces de monnaie pour payer l'ascension, puis il pris la rue qui le menait sur la digue de mer et de là à la station d'embarquement de la machine. Jouer du violon face à la Manche, voilà une excellente idée. Il a besoin d’un peu de sérénité, René. Revenir à un calme intérieur qui, pour le moment, lui fait gravement défaut. Ce qui vient de se passer, l’échauffourée, le petit lieutenant gravement blessé, les coups qu’il a lui-même reçus… Les douleurs de ses blessures au visage et aux côtes sont encore bien présentes. Et puis ses algarades avec son père à propos de son avenir, le choix qu’il ne veut pas faire : la verrerie ou une vie d’artiste… Bon fils, il est cependant navré de l’intransigeance de son géniteur. Par ailleurs, il comprend parfaitement les désirs de son père. Celui-ci s’est battu toute sa vie pour son entreprise. S’il ne trouve pas de successeur, il sera forcé de vendre l’atelier. Et une seule personne est susceptible de la racheter : Delcourt. Pour le verrier concurrent, les ouvriers sont des meubles, des objets, des outils. S’ils sont utiles, on les garde. Dès qu’ils ne servent plus, on les jette ! Amédée Scobart, le cousin, déjà vieillissant, ne sera d’aucun secours pour Henri. Et René devine l’ombre des banquiers sur l’entreprise. Comme son père, il appréhende la main mise de ces capitalistes libéraux sur l’affaire familiale. Il n’est pas sans savoir ce qui s’est passé à Lyon, avec les soyeux. Les canuts jetés à la rue, condamnés à la misère la plus noire, tout un monde qui s’écroule et dont les




soubresauts d’agonie se font ressentir jusque très loin, le Lubéron, les Cévennes… Tiens, ça aussi, c’est une menace qui pèse sur les verreries : L’automatisation ! Une verrerie où les moules ne seraient plus actionnés par les gamins mais s’ouvriraient et se fermeraient automatiquement par l’entremise de systèmes pneumatiques. Il imagine les ouvriers verriers qui n’auraient plus à souffler dans leurs grandes cannes, les mêmes systèmes pneumatiques remplaçant leurs poumons ! Plus d’apprentis, moins d’ouvriers, relégués aux rôles d’arpètes, moins payés puisque n’ayant plus besoin de l’expérience professionnelle qui est actuellement la leur. N’a-t-il pas entendu quelque part que l’industrie automobile Américaine allait bientôt construire des véhicules pas chers « à la chaîne » ? On parle de un ou deux ans. Il ne sait pas très bien ce que cela signifie, « à la chaîne », mais il se doute qu’il s’agit avant tout de mécaniser la fabrication afin d’utiliser moins de main d’œuvre et faire ainsi tomber les prix de revient. René comprend que le système crée un paradoxe auto-destructeur : Des produits moins cher abordables pour tous, sauf que « tous » étant au chômage, personne ne pourra se les payer. Il a du mal à imaginer que des esprits sains puissent être à l’origine de telles aberrations ! En tous cas, des méthodes de ce type, appliquées à la verrerie, signifieront du chômage pour bon nombre d’ouvriers verriers. De braves gens, comme Clément Verdheillan et sa petite famille…Comment vivront-ils ? Où logeront-ils, s’ils ne travaillent plus ? Ce n’est pas un Delcourt qui les laissera occuper les petites maisonnettes que les Scobart ont fait construire pour eux. En même temps, il ne se sent ni la force, ni les capacités, ni l’envie de se coltiner ce fardeau qu’est la gestion de pareilles entreprises. D’un autre côté, cette vie de musicien à laquelle il aspire le terrorise également. Vie de bohème, vie d’incertitudes, vie dont la faim et la misère ne doivent pas êtres absentes, surtout au début. Adieu aussi son cher Tréport, sa Normandie qu’il aime tant. On ne vit de son art qu’à Paris, et sans doute mal ! Fini le foyer accueillant où sa mère et sa sœur servent un peu de barrage aux colères de son paternel. Même son père, il craint de  le perdre. Malgré le désaccord, il étend sur lui une aile protectrice, lui assure une aisance matérielle. Verrerie et problèmes liés à une fin de monde ? Violon et vache enragée ? Voilà une alternative qui ressemble plus à un dilemme qu’à une possibilité de choix…

*

Tout à ses sombres pensées, René est arrivé au funiculaire. Il a pris son billet et après avoir confié son vélo à la garde du préposé, il s’est installé sur une banquette, le violon bien serré sur ses genoux. Tandis que le véhicule s’ébranle et se hisse vers le sommet de la falaise, René laisse errer son regard de la mer à la petite ville qui s’éloigne doucement. Il s’attarde un peu sur le port et la jetée bordant le chenal où une nuée de chalutiers s’avance vers la haute mer. C’est donc



la marée haute. René contemple les vagues qui viennent mourir sur les galets de craie blanche. Se passer de la mer qui baigne son petit monde, des cris des mouettes et des goélands qui accompagnent les petits bateaux de pêche, il sait que cela va lui coûter. Bien que dans un espace fermé, René sent la mer, son odeur iodée. Il se revoit courir sur la grève avec Claire, sa sœur. Leurs cris d’enfants, qui accompagnent les cris des grands oiseaux pour former une chorale inédite. A cet âge, il aspirait à devenir grand, vite, très vite. Aujourd’hui, il regrette cette période magique où les préoccupations n’avaient pas l’amertume de celles qui l’assaillent en ce moment ! Échanger tout cela contre une vie dans une petite chambre de bonne, seul, abandonné quelque part dans la grande capitale… René a un frisson. Non, la décision ne sera pas facile à prendre. Et cette notion de solitude qui vient de lui sauter à l’esprit le tétanise un peu plus, s’il en était besoin. Vivement là-haut, qu’il puisse sortir son instrument et dialoguer avec lui. Son regard se perd à nouveau parmi les toits de la vieille ville Normande. La réalité est revenue assaillir René. Ce n’est plus le cri des oiseaux marins qu’il entend, ni l’odeur de la mer qu’il ressent. Le bruit mécanique de la crémaillère a pris la place de ses imaginations. Oui, vivement là-haut, sur les terrasses… En attendant, le bruit du funiculaire, ses claquements de ferraille, ce grondement infernal et cette odeur de graisse, lui rappellent illico les bruits et les odeurs de l’atelier de verrerie. Un sentiment de culpabilité l’envahit peu à peu. Quitter cela, c’est un peu comme déserter en abandonnant son père et sa famille à une vilaine situation. A-t-il le droit de fuir ainsi, égoïstement, en ne pensant qu’à son propre plaisir ?

* La machine accoste enfin au débarcadère d’arrivée. Il est sur les terrasses. Aussitôt, il se précipite au dehors et, miracle, la légère brise de mer lui ramène l’odeur d’iode et le cri des oiseaux marins. Debout face à la Manche, René respire un grand coup. Ses idées se remettent en place et la musiquette qui naissait dans sa tête revient le hanter. Trouver un endroit pour sortir son instrument et concrétiser les notes qu’il entend intérieurement devient sa seule préoccupation. Une fois revenue sa paix intérieure, il aura tout le temps de méditer sur le dilemme qui l’habite et de trouver des réponses ou plutôt UNE réponse à ses  interrogations. Il avance vers les courts de tennis, vides à cette heure, et s’installe sur une des chaises mises là à disposition des spectateurs. Prestement, il sort son instrument et son archet, passe les crins de celui-ci sur le bloc de paraffine qui ne le quitte pas et accorde le crin-crin. Puis il commence à jouer. La ligne mélodique qui naît ainsi saute de rapide à lente, de douce à violente, reflétant tous les sentiments que le jeune homme a éprouvés lors des dernières heures. Tout à sa musique, René n’a pas perçu la présence d’une jeune fille qui passait par-là et qui, doucement, s’est approchée pour mieux entendre. Légèrement en retrait du musicien, elle évite  soigneusement toute manifestation susceptible de l’interrompre. Tout à sa




création, René se donne à fond. Il se livre à une sorte de pugilat musical, comme si cet exercice le délivrait enfin des pensées contradictoires qui lui taraudait le cerveau. Ce n’est qu’après de longues minutes que le jeune homme s’arrête enfin, épuisé comme après un violent combat, littéralement en nage. La jeune fille se met à applaudir. Surpris, René bondit sur ses pieds comme un pantin sort de sa boite. Et lorsqu’il regarde qui l’applaudit ainsi, il a le souffle coupé et il devient rouge comme une pivoine. Il se met à bredouiller lamentablement. — Euh…Bonjour… Je suis désolé, je.. J’ignorais… Je ne savais pas qu’on m’écoutait, que vous… que quelqu’un m’écoutait. Je… Euh… je suis confus… — Calmez-vous ! Et surtout ne vous excusez pas ! C’était magnifique ! C’est de qui ? Je n’ai pas reconnu… — Hein ?… Euh, oui… c’est de moi ! Je viens de… euh… le composer. — Á l’instant, là ? Comme ça, à l’impromptu ? — Ben… Oui. Mais j’avais le thème qui me tournait en tête depuis un moment. — Vous n’avez pas d’endroit où vous pouvez jouer, c’est ça ? Ou alors un voisin irascible vous en a chassé en vous faisant ce magnifique coquard que vous avez à l’œil ? Le ton est quelque peu ironique et la jeune fille ne cache pas son amusement devant ce garçon dégingandé en costume d’artiste, visiblement très mal à l’aise. En effet, René est passé du rouge pivoine au rouge cerise, puis au violet. Il semble prêt à se liquéfier et à se répandre aux pieds de la charmante apparition. La jeune fille, tout en parlant, a rapproché une autre chaise et sorti de son sac une bouteille isotherme et un gobelet. — Tenez, remettez-vous. Je vous propose de  partager une tasse de thé avec moi. Vous semblez en avoir besoin. Tout en versant le liquide, on peut voir qu’elle a peine à dissimuler son envie de rire. René, debout et emprunté, tenant son violon d’une main et son archet de l’autre, finit par déposer son instrument dans son étui. Toujours debout, il accepte la tasse que lui tend sa spectatrice amusée… — C’est à dire… J’étais venu là pensant qu’il n’y avait personne… je cherchais un endroit désert et à cette heure, c’est souvent le cas. — Oh ! Je vois ! Un musicien qui fuit les spectateurs ! Désirez-vous que je me retire et vous laisse seul ? — Hein ? Non ! Surtout pas ! Restez, ça ne me fera pas de mal de parler avec quelqu’un. Les derniers jours ont été plutôt difficiles. Excusez-moi, je ne voulais surtout pas vous blesser… — Dans ce cas, asseyez-vous, c’est plus confortable ! Racontez-moi ça. René ne peut pas détacher son regard des yeux de la jeune fille. Des yeux verts profonds… Subjugué, René commence à raconter. Il est conscient de se mettre à nu devant elle, mais le besoin de s’épancher est le plus fort. Il se rend compte qu’il ne peut



75
pas dire non à son interlocutrice. Il se rend compte aussi qu’au fond, il a besoin de parler sans frein, de tout dire. De vider son cœur, en quelque sorte. Et il ne s’en prive pas. Tout y passe : sa situation de fils d’industriel, son conflit avec son père, son désir de jouer du violon et exclusivement. Puis il en arrive à ce qu’il vient de vivre, le lock-out, la misère des ouvriers verriers, l’échauffourée, la blessure du petit lieutenant… Il parle, parle encore. Il ne cache pas son sentiment de culpabilité, cette impression de déserter. Il met tout cela sur le compte de la lâcheté. La jeune fille l’écoute, patiemment mais avec un petit sourire aux lèvres. — Ne parlez pas de lâcheté, voyons ! Un lâche n’aurait pas mis les pieds en ville, regardé ce qui s’y passe. Et ne parlez pas non plus de désertion. C’est bien pour ce qui se passait à la verrerie de votre famille que vous y êtes allé, non ? Alors, où est la désertion ? Non, ce qu’il vous faut, c’est d’arrêter de penser que vous êtes en face d’un dilemme impossible et essayez plutôt de voir comment vous pourriez concilier les deux points de vue ! —  ?… — Je m’explique : vous pensez que pour le violon, vous devez absolument habiter Paris. Ce n’est pas faux. Quant à la verrerie, les travaux administratifs ne vous conviennent pas. Nous sommes d’accord. Pas question non plus d’aller souffler dans les… Comment vous appelez ça ? — Les  cannes. — Les cannes, bon. Vous n’avez rien d’un ouvrier verrier, c’est indéniable. — Vous voyez bien que c’est insoluble ! conclue-t-il. — Pas si vite ! Votre père a besoin de commandes, d’accord ? Il a des clients à Paris ? René est médusé. En deux phrases, son interlocutrice vient de poser les éléments du problème sur la table. Et René devine qu’elle va lui suggérer une solution. Incroyable ! — Que diriez-vous, habitant la capitale, de démarcher les clients potentiels de la verrerie ? Ça vous permettrait de vous rendre utile à votre famille tout en vous ménageant du temps pour vous adonner à votre passion. Vous auriez tout loisir de revenir au Tréport à votre guise, pour garder le contact avec votre père, tout en ayant un moyen de subsistance ! — Mais comment n’y ai-je pas pensé plutôt ? Courtier pour la verrerie Scobart ! Bon sang, mais c’est bien sûr ! Mademoiselle, vous êtes géniale ! Mademoiselle ?…  — Yolande Péruse. Je suis institutrice, actuellement en disponibilité. — Institutrice ? Vous avez sûrement beaucoup de chose à m’apprendre… — Ne vous emballez pas, voyons ! Je quitte le Tréport après-demain ! — Ne me dites pas ça ! On vient à peine de se rencontrer et vous m’interdisez de facto de vous connaître mieux ! C’est trop injuste !


Yolande éclate de rire ! Pendant sa tirade, René a saisi sa main et elle ne l’a pas retirée. — Ne vous désespérez pas, voyons ! Invitez-moi plutôt à dîner demain soir. Nous ferons plus ample connaissance. Et je ne pars pas si loin que ça. Je vais aller prendre un nouveau poste… à Paris, justement. Vous voyez ? Tout porte à croire que notre relation nouvelle n’est pas forcément éphémère ! — Paris ? Yolande… Vous permettez que je vous appelle Yolande ?… Yolande, si vous saviez  combien je me félicite d’être venu aux terrasses ce matin ! Vous apportez la solution à mon problème, vous êtes la déesse Athéna qui m’offre la protection de son bouclier Egide ! Yolande Péruse est, cette fois, secouée par un inextinguible fou-rire. Une fois son souffle retrouvé, elle caresse doucement la joue de René : — Vous savez, j’étais moi aussi venue aux terrasses pour faire le point. Ici, au Tréport, je n’ai pas eu le temps de me faire des amis et le fait d’aller à Paris m’effrayait un peu. Là-bas non plus, je ne connais personne. Vous aussi, vous apportez des solutions, apparemment ! — Je n’ai aucune envie de vous quitter pour le moment, et en même temps il me tarde d’aller parler de cette lumineuse idée à mon père ! Il vous reste un peu de thé ?

Fin de la première partie




Postface

Mes horizons maritimes n’ont pas toujours été les rives de la Méditerranée, ce grand lac éternellement bleu et sans la respiration qu’apportent les marées à une mer digne de ce nom. Mon enfance et mon adolescence ont plutôt tutoyé la Manche et la Mer du Nord. Est-ce la nostalgie de ces ressacs butant contre les digues ou, au contraire, découvrant alternativement de vastes estrans de sable et de parfums d’iode qui m’ont fait apprécier Dédé ? (André-Pierre, mais je l’appelle Dédé). C’est plus que vraisemblable. C’est en tout cas en mettant en compétition les plages de galets et celles de sable fin que notre amitié est née. A cette époque j’étais pigiste pour un grand quotidien du Midi. Dédé voulait écrire la saga de sa famille, grands bourgeois verriers du début du 20ème siècle, mais ne trouvait pas le temps nécessaire pour le faire. Est-ce lui qui m’a demandé de lui servir de nègre ou est-ce moi qui me suis proposé ? Je ne m’en souviens plus. Pour ma part, je suis l’héritier d’une grande lignée de prolétaires de base, et j’ai perçu très vite l’intérêt que notre collaboration pouvait apporter à l’ouvrage que Dédé mûrissait. Il me parlerait de sa famille et j’intègrerais la mienne dans l’histoire. De son côté, les grands patrons encore maîtres chez eux mais en passe d’être « mangés » par les banques et l’anonymat de l’actionnariat et vivant les derniers soubresauts d’agonie d’une société en voie de disparition. Du miens, les ouvriers prenant conscience de leur pouvoir en découvrant leur puissance de masse, en attendant d’être eux aussi dévorés par le monstre libéral que nous connaissons aujourd’hui. Deux mondes en fin de course, apparemment antagonistes mais condamnés à la même mort et aux mêmes souffrances. Pour l’un des deux, ça ne semblait pas évident. Formés de grandes familles croyant à leur bon droit dispensé par Dieu, leur destin semblait coulé dans un bronze immuable. Pour les autres, qui semblaient au contraire gagner en identité et en force, la volonté de faire valoir des droits qui prendraient en compte leur sueur, équitablement. Deux illusions semblant à l’opposé l’une de l’autre et que le temps et l’histoire vont s’amuser à détruire, écraser et pulvériser inéluctablement. Ça a donné le livre que vous venez de lire et qui se déroule entre 1907 et 1910. Les deux suivants exploreront pour l’un la Grande Guerre, pour l’autre l’entre deux guerres, jusqu’à l’avènement de Hitler.

Comme dit le sage : « Qui ne connaît pas son histoire est condamné à la revivre » (Lao-Tseu ~600 av. JC). Je laisse au lecteur le loisir de comparer avec notre début de 21ème siècle et de tirer les conclusions qui, à mes yeux, s’imposent…     Yvon Doffagne




Quelques photos…


                                                             







                                                              Le travail à la verrerie




 
                                             Le téléphérique montant aux terrasse.  Le Tréport



                                          Les bâtiments abandonnés de la Verrerie Scobart








A paraître : Les  Scobart, 2ème partie : La Grande Guerre 1914-18 Le destin de la petite communauté,  Patron, ouvriers et familles.

Les Scobart, 3ème partie Les Années Folles 1929 – 1933 De la grande dépression  à l’avènement de Hitler